
Extrait de Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Andrew Lugg and Estate of Lynne Cohen
Il y a chez la photographe Lynne Cohen (1944-2014) un doute sur la nature même des images qu’elle produit, et sur la substance de la réalité où nous prenons place.
Paraît aujourd’hui une monographie grand format permettant de redécouvrir l’œuvre de cette artiste d’esprit et d’humour duchampiens, à l’occasion de son exposition au Centre Pompidou et du dialogue organisé avec les photographies de Marina Gadonneix, qui est l’une de ses héritières directes, toutes deux ayant entamé une correspondance un an avant la mort de l’artiste canadienne.
Est-on créateur de notre propre environnement, ou est-ce lui qui nous façonne ?

Extrait de Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Andrew Lugg and Estate of Lynne Cohen
Ce que nous percevons comme des décors relativement neutres, ne sont-ils pas au contraire des structures d’aliénation ?
L’humain apparemment absenté de ses constructions, ne les a-t-il pas au contraire surchargées de sa présence et de son pouvoir de contrôle ?
Notre place dans l’espace est-elle le produit d’un dispositif réglant le jeu des corps s’enivrant d’un libre arbitre illusoire ?

Extrait de Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Andrew Lugg and Estate of Lynne Cohen
Munie d’une chambre noire 8 x 10 pouces, Lynne Cohen a photographié en noir & blanc pendant quarante ans, comme on invente des social landscapes (Florian Ebner), les détails de l’American Way of Life (mobil home, intérieurs fonctionnels, canapés) et toute une série de centres de formation militaires, d’écoles de police, de laboratoires médicaux, d’établissements de soin, de salles de classe, de halls d’hôtels, de restaurants.
« Et, à l’instar des figures du courant New Topographics comme Robert Adams, Lewis Baltz, Joe Deal, Stephen Shore ou Henry Wessel Jr., a écrit Marc Donnadieu, elle révèle à sa manière les premières fêlures, impasses ou mystifications de la société d’abondance de l’Amérique de l’après-guerre. »

Extrait de Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Andrew Lugg and Estate of Lynne Cohen
Lynne Cohen comme Marina Gadonneix s’intéressent à ces lieux dont on se demande s’ils ne sont pas des artefacts, à partir de points de dérèglements engendrant un doute.
Tout paraît d’abord d’une impeccable rationalité, magnifiée par le cadrage, mais peu à peu l’œil perçoit une anomalie, comme l’impression d’une théâtralité diffuse, d’une fausseté.
Passée par la gravure et la sculpture, Lynne Cohen pense la photographie comme un dispositif esthético-politique de dessillement.
Son œuvre, que l’on peut qualifier aisément de conceptuelle, est d’une rigueur remarquable, héritière à la fois d’Eugène Atget et de Walker Evans, non sans qu’y pointent des traits d’ironie très fins.
« En fait, déclare-t-elle, je me sens plus proche en esprit de Jacques Tati et Fluxus que de Michel Foucault. »

Extrait de Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Andrew Lugg and Estate of Lynne Cohen
Tentant d’objectiver nos cadres de vie, ses séries posent sans cesse les mêmes questions : que voyons-nous vraiment ? Où vivons-nous ? Pourquoi sommes-nous à ce point aveugles et passifs ?
Construite sur l’envie et le ressentiment, la middle class américaine est une espèce en voie d’expansion, qu’épient désormais de façon généralisée les appareils de surveillance inventés d’abord pour les distinguer en puissance de leurs voisins.
L’artiste aime ainsi construire des scènes, des théâtres d’apparition, où l’étrange côtoie de la façon la plus naturelle possible la banalité.

Extrait de Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Andrew Lugg and Estate of Lynne Cohen
L’ordre presque maniaque des objets disposés dans l’espace fait lever une sensation d’asphyxie.
Voici le cauchemar climatisé décrit par Henry Miller, mais montré ici sans aucune tonitruance, ni fébrilité.
Ses photographies manifestent ainsi les lois géométriques d’un système transcendant, qui est aussi un espace mental pouvant conduire à l’épouvante, à l’instar de l’hôtel de Stanley Kubrick dans Shining.

Extrait de Marina Gadonneix, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Marina Gadonneix
« Il y a presque vingt-cinq ans, révèle Marina Gadonneix, que l’œuvre de Lynne Cohen est venue bouleverser mon regard. »
L’artiste française ayant obtenu le prix HSBC pour la photographie en 2006, le Dummy Book Award à Arles et le prix Niépce en 2020 situe son travail dans une forme d’absolu représentatif égarant la perception, les jeux d’échelle, la croyance en la matérialité de ce que nous voyons.
Questionnant les notions d’artifice et de factice, de simulation et d’illusion (voir mon article du 22 juin 2022), et se posant de plus en plus des questions d’ordre pictural, Marina Gadonneix prend appui sur des recherches scientifiques, mettant en scène de façon fascinante son propre laboratoire intellectuel.

Extrait de Marina Gadonneix, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Marina Gadonneix
La chambre photographique est utilisée, donnant à chaque image une solennité déroutante – mais où sommes-nous vraiment ?
Il y a jeu d’équilibrisme entre la réalité, la fiction, l’abstraction et l’étude exposée – les différentes séries présentées dans la monographie publiée par Atelier EXB, dans un format et une pagination identiques à ceux de Lynne Cohen, sont encadrées par six doubles pages évoquant un atlas iconographique.
L’artiste semble quelquefois vider les lieux dont elle organise le contenu et la forme de toute présence, faisant de chaque apparition une puissance originelle de surgissement.

Extrait de Marina Gadonneix, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Marina Gadonneix
La nature même de l’image est interrogée, devenant pure surface de projection, cosa mentale relevant aussi bien de la catastrophe que d’un émerveillant face aux signes ultimes d’un monde se réinventant dans l’éclair, le feu et la couleur.
Nous découvrons une planète inconnue, des galaxies nouvelles et des soleils métamorphosés.
Marina Gadonneix ne photographie pas la réalité telle qu’elle est ou devrait être, mais des potentialités de vies inédites.

Lynne Cohen, Observatoires/Laboratoires, textes Laurent Le Bon/Xavier Rey, Jean-Pierre Criqui, Florian Ebner, Marina Gadonneix, Andrew Lugg, Matthias Pfaller, Ricarda Roggan, Atelier EXB/Centre Pompidou (Paris), 2023, 104 pages
https://exb.fr/fr/le-catalogue/576-observatoires-laboratoires.html
Ouvrage ayant reçu le soutien des galeries Stephen Dalter, In Situ – fabienne leclerc, Olga Korper, Laroche/Joncas et Jacky Strenz, ainsi que celui de Glen A. Bloom et Deborah M. Duffy

Extrait de Marina Gadonneix, Observatoires/Laboratoires (Atelier EXB, Paris, Centre Pompidou, Paris, 2023) ©Marina Gadonneix
Marina Gadonneix, Laboratoires/Observatoires, textes Laurent Le Bon/Xavier Rey, Florian Ebner, Marcelline Delbecq, entretien avec Marina Gadonneix, Atelier EXB/centre Pompidou (Paris), 2023, 104 pages
Ouvrage ayant reçu le soutien de la galerie Christophe Gaillard, ainsi que celui du French Institute Alliance Française (FIAF)
https://galeriegaillard.com/artists/9558-marina-gadonneix/overview/
https://exb.fr/fr/le-catalogue/577-laboratoires-observatoires-.html

Exposition Lynne Cohen/Marina Gadonneix, Laboratoires/Observatoires, Centre Pompidou, Galerie du Musée et Galerie d’art graphique, Niveau 4, du 12 avril au 28 août 2023
https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/4BLGsj2
