
« Partant à la rencontre du mystérieux et occulté Alexander Trocchi, je cherche sans nul doute, non pas un « homme » comme Diogène errant à midi dans Athènes et brandissant une lanterne allumée, mais un « monstre » semblable à cette lignée dont je suis le produit. Je cherche un frère. » (Christophe Bourseiller)
Christophe Bourseiller est très fort pour ressusciter par le verbe des personnages de légende – énormes pour quelques-uns de leurs contemporains, inconnus pour la plupart des autres – avalés par l’oubli.
Après En cherchant Parvulesco (La Table Ronde, 2021), personnage apparaissant chez Jean-Luc Godard et Eric Rohmer, écrivain vaguement fascisant – une cinquantaine de livres –, adepte de l’ésotérisme, des calculs astraux et des soirées mondaines (lire ma chronique du 10 février 2021), paraît chez le même éditeur Dossier Trocchi, sous-titré de façon alléchante, à la façon d’un film à suspense d’Alfred Hitchcock, « L’homme qui voulait faire de sa vie une œuvre d’art ».
Spécialiste du XXe siècle et des courants artistiques underground, Christophe Bourseiller, fils de la tragédienne Chantal Darger, a trouvé en l’Ecossais Alexander Trocchi (1925-1984) un homme à sa (dé)mesure, libertin héroïnomane admiré par Guy Debord – qui, bien entendu, le rejettera -, éditeur à Paris (la revue Merlin au succès international), journaliste, capitaine de chaland à New York, écrivain pornographe volontiers sadomasochiste , et auteur de deux romans scandaleux de grande qualité (Le Jeune Adam, Le Livre de Caïn).
La vie de ce « dandy psychédélique » né à Glasgow dans une famille bourgeoise menacée par la ruine, adulé par les plus grands (Jim Morrison, Allen Ginsberg, William Burroughs, Marianne Faithfull, Eric Clapton, Patti Smith), dont Christophe Bourseiller révèle qu’elle fut l’exact contraire de la sienne dans sa jeunesse, est un véritable roman.
« J’avais quinze ans quand, fouinant un jour parmi les textes situationnistes, je suis tombé sur un certain Alexandre Trocchi. »
Construire des situations, édifier sa propre statue mobile de son vivant, telle fut l’ambition du rebelle Trocchi, dépressif depuis le décès de sa mère alors qu’il était adolescent, et père une première fois à vingt-deux ans.
Il voyage, s’installe à Paris, fréquente la bohème, tire le diable par la queue, et devient père une deuxième fois, avant de commencer, en 1952, une vie de séducteur, tombant parallèlement amoureux d’une jeune Américaine de dix-neuf ans, Jane Lougee.
« Trocchi ne tient pas en place. Il file à Majorque, où son ex-femme réside avec ses filles. Betty découvre quelques semaines plus tard qu’elle est enceinte d’un troisième enfant… Au passage, son ex-mari l’a initiée à la marijuana. »
Ayant rencontré Guy Debord en 1954, il devient naturellement lettriste, mais doit renoncer à sa revue et ses ambitions littéraires jugées bien trop réactionnaires ou conventionnelles – il jouera en réalité double jeu, dissimulant ses activités d’écriture.
Il émigre aux Etats-Unis le 30 avril 1956 et rejoint très vite, en se définissant comme « omnisexuel », les artistes qui comptent.
« Est-il brillant Trocchi ? Charmant, surtout. Il en impose par son bagout, sa culture et son talent. Mais il crève la dalle et habite avec Lyn [qui se prostituera pour lui] un immeuble délabré près de la plage. Son appartement minable devient pourtant un lieu de passage, un salon où l’on cause, où l’on baise, où l’on fume, où l’on visite le cosmos. Les drogues y circulent plus que librement. Il a peint sur les murs des signes astrologiques, ainsi que des lettres grecques. Les livres, les papiers s’entassent, le désordre est indescriptible et les cafards sont rois. »
Apologiste provocateur des drogues, celui que Debord a désigné comme le situationniste absolu, commence à dealer, a des démêlés avec la police, doit fuir, passe au Canada – où Leonard Cohen l’accueille généreusement – en empruntant le passeport d’un ami lui ressemblant vaguement, puis embarque sur un cargo à destination d’Aberdeen.
« Un ange très miséricordieux veille pourtant sur Alexander. Tandis qu’il cherche frénétiquement un fix dans les rues de Londres et de Paris, il apprend que son livre Le Jeune Adam intéresse un producteur américain, qui lui fait miroiter une juteuse avance. »
« L’épicentre européen de la révolution » s’est déplacé de Paris à Londres – que l’on songe notamment aux multiples groupes de rock d’importance installés dans la capitale anglaise, puis au mouvement hippy du Swinging London -, où Trocchi enchaîne les fêtes et les projets littéraires associés à la contre-culture.
Il s’épuise, souffre du décès de proches (sa deuxième femme Lyn, son fils Marcus) et meurt d’une pneumonie le 15 avril 1984 à cinquante-huit ans.
« C’était ça, l’horizon situationniste ? écrit tristement Christophe Bourseiller dénonçant par ailleurs le caractère autoritaire de Debord semblant ainsi régler quelques comptes. Se brûler les ailes, s’autodétruire, refuser de faire œuvre ? Ne laisser derrière soi qu’un désert de cendres et en célébrer la beauté ? »
La conclusion de son livre de feu est amère – chacun évaluera : « Il ne fallait pas les prendre au sérieux, Alexander Trocchi, Guy Debord et les autres. Je n’aurais pas dû gober leurs discours péremptoires. J’ai naïvement tenté, moi aussi, de m’ériger une statue. Je voulais que, sur ma tombe, on dise : « Il n’entrait pas dans les cases. Il défiait les codes. Il était spécial. C’était un personnage hors normes. » Je me trompais. La vie n’est pas une œuvre d’art. »

Christophe Bourseiller, Dossier Trocchi, L’homme qui voulait faire de sa vie une œuvre d’art, La Table Ronde, 2023, 144 pages

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