
Changer de paradigme, tel est depuis plusieurs livres, notamment Esquisses et Le Propre du sujet, l’effort de réflexion du sinologue et philosophe suisse Jean-François Billeter.
Son nouvel essai, Une révolution dans la pensée, d’une grande clarté de propos, est un essai en trois parties sur la catastrophe en cours, mais surtout une conception du sujet comme être d’activité dans une réalité qui est elle-même de l’activité, la notion d’intégration – « phénomène qui se produit quand, au sein de notre activité, des forces éparses ou qui se combattaient s’unissent et produisent ensemble une activité supérieure » – venant compléter cette définition non dualiste du sujet.
Notre corps est d’abord activité, la conscience est seconde, le processus d’intégration mène au perfectionnement, notre liberté comme nécessité propre dépendant alors du degré de perfectionnement acquis.
Descartes, précise Jean-François Billeter, a séparé corps et pensée, nous avons cru qu’il y avait une pure extériorité quand tout se produit au sein de notre activité par les sens.
Nous n’avons aujourd’hui plus de monde au sens d’accord et nous en souffrons.
Le philosophe propose que chacun reparte de sa propre expérience, qu’il observe ce qui l’agit, et les rapports ou motifs qui se créent en lui.
Pascal est convoqué, traduit ainsi en langage moderne : « Les gens qui étudient l’homme sont encore moins nombreux que ceux qui étudient la géométrie, et c’est faute de savoir étudier l’homme qu’ils se lancent dans toutes leurs recherches. »
En 1653, à 31 ans, lors de sa célèbre nuit de feu, Pascal est touché par la grâce, comprenant que la religion chrétienne est langage du cœur.
L’auteur desdites Pensées distingue trois ordres : l’ordre charnel, l’ordre spirituel et l’ordre de la charité.
Sa réflexion fameuse, sublime, est à relire : « Tous les corps réunis ne sauraient produite la moindre pensée, cela est impossible et d’un autre ordre. Tous les corps et les esprits réunis ne sauraient produire un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel. »
Oui, il y a du miracle, du salut, de la sainteté.
Jean-François Billeter appelle à sa façon « régimes d’activité » ces ordres, mais chez Pascal il n’y a pas de passage d’un ordre à un autre, Jésus s’adressant directement à l’être touché par la charité.
Contre l’œuvre de mort du capitalisme – défini comme « assujettissement de la vie sociale à la rentabilisation sans fin du capital au profit de ceux qui le détiennent » – menant au totalitarisme quand il gagne l’entièreté des consciences, le sinologue propose, à la façon de Mallarmé, de laver la langue du lexique, notamment entrepreneurial, qui l’empoisonne.
Il faut repartir de l’étude de l’homme, de ce qui l’agit, de la façon dont il intègre les actes et expériences : « Nous sommes libres, écrit le sinologue, quand nous agissons de façon nécessaire, selon une nécessité née en nous. Quand nous n’agissons pas ainsi, nous vivons mal. Nous vivons aujourd’hui dans l’angoisse parce que nous n’accomplissons pas les actes que nous savons nécessaires ou dont nous sentons obscurément la nécessité – ou dans la colère quand on nous empêche de les accomplir. »
Contre les idéologies mortifères, ou identitaires – l’os que l’on donne à rogner aux dépossédés pour qu’ils ne s’interrogent pas sur la vraie nature de leur esclavage -, revenir au sursaut de l’intime conviction défendant l’indemne dans la liberté de pensée.
Sur un plan politique général, « les états-nations actuels, qui sont récents dans l’histoire, seront dépassés vers le haut par la république de tous et vers le bas par les régions, qui sont pour la plupart beaucoup plus anciennes et seront le cadre naturel d’une vie démocratique renouvelée. »
En partant d’une observation fine de ce qui agit le sujet, le fonde et le transforme, dont la langue, en distinguant de nouvelles échelles organisationnelles au nom d’un principe d’universalité, le sujet du nouveau paradigme inventera de nouvelles libertés dont nous sommes actuellement bien dépourvus, le harcèlement cybernétique cherchant à prendre possession de chaque individu pour le coder, et l’évacuer.

Jean-François Billeter, Une révolution dans la pensée, Allia, 2023, 64 pages
https://www.editions-allia.com/fr/livre/978/une-revolution-dans-la-pensee