Le martyre de Birkenau, par Marcel Nadjary, Sonderkommando

« Mon père me disait que les Nazis étaient des êtres sans âme, que la vie des autres n’avait aucune valeur pour eux. Voir les prisonniers entrer dans les « douches », entendre leurs cris déchirants puis le silence se faire était pour eux une source d’amusement. » (Alberto Nadjary)

Ce sont des documents exceptionnels.

Les éditions Artulis et Signes et Balises publient en effet pour la première fois en français les deux textes effroyables et essentiels de Marcel Nadjary, résistant juif de Thessalonique arrêté et torturé par la Gestapo puis envoyé en avril 1944 à Auschwitz-Birkenau, affecté un mois après son arrivée comme Sonderkommando.

Comme témoin direct de l’extermination des Juifs dans les fours crématoires – il s’agissait d’accueillir les victimes dans la salle de déshabillage, d’extraire ensuite les cadavres pour les brûler, puis de jeter les cendres dans la Vistule –, Marcel Nadjary ne devait pas survivre, les Nazis ayant l’obsession de faire disparaître les preuves de leur ignominie, mais celui-ci, mû par un esprit de résistance et de vengeance inentamé, chercha à dire à tout prix de quelle nature était l’Enfer pensé par ses bourreaux.  

« J’ai voulu et je veux / vivre pour venger la / mort de Papa, de Maman / et de ma sœur chérie / Nelly. Je ne crains pas la mort / comment pourrais-je avoir peur d’elle après / tout ce que mes yeux ont vu ? »

En 1980 fut retrouvée par un étudiant d’une école d’ingénieurs forestiers effectuant un travail de débroussaillage, une lettre écrite à ses proches en novembre 1944 décrivant sa besogne atroce, feuilles enroulées dans une bouteille thermos soigneusement fermée et enfouie sous terre près du Crématoire III.

En 1947, Marcel Nadjary, qui survécut miraculeusement, écrivit un second témoignage, plus ample, plus détaillé encore, accompagné de treize dessins du complexe d’Auschwitz.

Publiés pour la première fois en Grèce en 1991 et 2018 par le professeur Fragiski Ampatzopoulou, ces écrits testimoniaux à la valeur historique unique n’étaient pas connus des lecteurs francophones.

Dans une édition scientifique de très haute tenue, nous pouvons désormais les lire, les méditer, nous confronter à leur impossible.

Choix a été fait par les deux éditrices, Pierrette Turlais et Anne-Laure Brisac, de mettre en regard les pages du « Rouleau d’Auschwitz », extrêmement dégradées par le temps – mais déchiffrées dans leur quasi intégralité grâce à la technique de l’imagerie multispectrale -, et leur traduction.

Il est troublant de voir ainsi ces pages rescapées, aux couleurs délavées, nous dire l’indicible.

Ce sont des phrases à bout de souffle, des lignes de chant funèbre : « la chambre de la mort / où les gens entrent nus et où quand / à peu près 3 000 personnes sont entassées / elle est fermée et ils les Gazent et puis après 6-7 minutes de martyre elles rendent l’âme »

Les Allemands ont le fouet à la main.

« La boîte / de Gaz arrivait avec la voiture de / la Croix-Rouge All, avec deux SS / ce sont des préposés au Gaz qui par des sortes de / trappes leur jetait le Gaz »

Aux malheureux qui veulent savoir quel sera leur sort, Marcel Nadjary ne répond pas.

« Les horreurs qu’ont vues mes yeux sont indescriptibles. / Mes yeux ont vu passer environ 600 000 / Juifs de Hongrie. Des Français, / des Polonais de Litzmannstadt / 80 000 environ et dernièrement / ils recommencent et environ 10 000 / Juifs de Theresienstadt / de Tchécoslovaquie sont arrivés »

Dans un texte très informé, l’historien Tal Bruttmann rappelle que le regain d’activité assassine à Auschwitz au printemps 1944 correspond à la décision de déporter la totalité des Juifs de Hongrie – en 90 jours -, la mission logistique en étant confiée à Adolf Eichmann.

Plus développé encore, le manuscrit de 1947 relate le soulèvement le 7 octobre 1944 des membres du Sonderkommando des différents crématoires – des centaines de victimes –   et les marches de la mort que Marcel Nadjary effectua, « avec 25 Grecs rescapés du Sonderkommando, d’Auschwitz à Mauthausen, puis de Mathausen à Melk et Gusen II, avant de retourner devant Mauthausen et de repartir pour Wels, soit plus de 500 kilomètres » (Fragiski Ampatzopoulou).

Tout est effroyable, des premiers interrogatoires et passages à tabac aux tâches infames qu’on l’oblige à effectuer.

Le processus de l’extermination est détaillé précisément, les Nazis ne laissent rien au hasard.

Dans l’inimaginable, Marcel Nadjari parvient à garder quelquefois un certain sens de l’humour, qui le protège probablement de l’envie d’en finir.

Il serait vain de raconter ici l’ensemble des notations décrivant l’infernale machine de mort, il faut prendre le temps de lire, ne pas masquer ses émotions, sa révolte, son dégoût, être ce que George Didi-Huberman nomme dans son texte intitulé « Criant sans crier » un lecteur malgré tout.

Comme Alberto Errera, précise l’historien de l’art et philosophe français, considéré comme l’auteur des quatre photographies prises en 1944 dans la zone du Crématoire V, Marcel Nadjary fait de son témoignage – l’un des cinq écrits retrouvés « sous les cendres » de Birkenau – un acte de révolte contre l’inhumanité nazie : dire ainsi au péril de la mort, c’est se soulever, faire entendre une voix d’outre-tombe pour aujourd’hui, pour demain, pour le passé.

Marcel Nadjary, Sonderkommando, Birkenau 1944 – Thessalonique 1947, Résurgence, traduit du grec par Loïc Marcou, textes de Serge Klarsfeld, Nelly Nadjary, Alberto Nadjary, Fragiski Ampatzopoulou, Georges Didi-Huberman, Tal Bruttmann, Loïc Marcou et Andreas Kilian, éditions Artulis / Signes et Balises, 2023, 480 pages

https://www.signesetbalises.fr/catalogue/sonderkommando-birkenau-1944-thessalonique-1947-resurgence/

https://editionsartulis.fr/artulis/index.htm

https://www.leslibraires.fr/livre/22715416-sonderkommando-birkenau-1944-thessalonique-1–marcel-nadjary-signes-balises?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Avatar de Didier Ben loulou Didier Ben loulou dit :

    Il existe un autre témoignage de Shlomo Venezia lui-même issu de la communauté juive italienne de Salonique, qui fut incorporé dans les Sonderkommandos, dont il est un des très rares rescapés. Shlomo Venezia Sonderkommando, Dans l’enfer des chambres à gaz. Le livre est chez l’éditeur Albin Michel. Une préface de Simone Veil accompagne ce témoignage glaçant.

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