Tantra song, joie d’éveil, par Franck André Jamme, poète

« Au fond, personne au monde ne pourra jamais rêver d’une image plus brève, plus concise, comment dire ? plus distillée. Divin alcool, en somme, de l’abstraction chauffée à blanc. Plus la conscience est pure, plus le bleu de son ciel est clair. Et voilà tout. Et tout commentaire s’estompe, se perd dans la clarté même de ce ciel. » (Franck André Jamme)

La joie sans cause, l’amour sans raison, voilà le tantrisme.

Ayant pris son essor, depuis le milieu de notre premier millénaire, dans le Rajasthan, l’art tantrique possède d’abord, par-delà l’esthétique d’une géométrie ramenée à ses coordonnées les plus pures (cercles, carrés, triangles, spirales), une fonction spirituelle : permettre l’éveil de la conscience.

Choisies et présentées par le poète passeur Franck André Jamme, Tantra song, publié par les éditions L’Atelier contemporain, est un livre de grand format superbe, accueillant des œuvres de tantrikas contemporais (1985-2017) faisant souvent penser de façon stupéfiante aux suprématistes et futuristes russes.

« Telle image tantrique réduite à un triangle noir et à un cercle rouge, écrit dans sa brillante préface Renaud Ego, peut évoquer El Lissitsky ou Malevich, telle autre faite de rayures alternées rappelle Agnès Martin ou Daniel Buren, mais ces motifs sont chaque fois un signe, à la fois elliptique et total, ici, de la succession éternelle du jour et de la nuit, là, du sang qui coule en nous et se mêle à l’énergie de l’univers, là encore, de l’aimantation amoureuse et cosmique des principes féminin et masculin – soit, un monde ésotérique ayant une tout autre et bien plus vaste tessiture, puisque brille, au loin, l’éclat de divinités élucidées ou transmuées dans un lexique de formes pures. »

Il ne s’agit pas de comprendre ou d’interpréter, mais de basculer dans la non-dualité, et de laisser sourdre en soi un silence organisateur.

Le souffle s’accorde aux formes, la pensée perd de sa superbe au profit de l’instant pleinement vécu par l’intermédiaire de formes mettant en relation espaces intérieurs et extériorité du spectateur méditant, jusqu’à abolir ces deux notions.

On ne capitalise pas sur ces œuvres dont le support est un pauvre papier pouvant être soumis à la dégradation rapide du temps et des insectes.

Entre codification et réinvention du legs, les tantrikas font de la géométrie dans sa force transcendante une porte ouverte sur le mystère des visions.

Arriver au tout par le moindre, et s’alléger de soi, voilà l’enjeu.

Franck André Jamme, qui en comprenait la puissance transformatrice par la mise en action d’une capacité soustractive fondamentale, collecta ces œuvres de ravissement pendant trente-cinq ans.

Tantra song, « poème spatial », fait songer à quelque composition d’Erik Satie ou de Bill Evans, la composition de ce livre, précise Renaud Ego, étant « une partition dont la musique visuelle appartient à Franck. »

Les officiants regardent des œuvres qui elles-mêmes les contemplent. Ce sont des cosmos entrant en résonance avec qui pratique la dévotion et parvient à se dégager de la prison identitaire.

L’abstraction relève d’une incarnation suprême, diagramme de tout l’être.

Il est fascinant d’observer à quel point les formes circulent à travers les époques et les cultures, et qu’un tantrika de Calcutta pétri par la tradition peut dialoguer avec un peintre des avant-gardes européennes.

Tantra song nous rappelle la dimension sacrale, cultuelle, spirituelle – voire thérapeutique – de l’art, trop souvent appauvri par l’orgueil de qui l’exerce.

La puissance des œuvres se nourrit de leur simplicité apparente, il n’y a pas séparation mais âme commune, communication de force depuis le plus humble.

On pense à Jean Arp, à Henri Michaux, à Piet Mondrian, à James Lee Byars, à James Turrell.

On pense à l’astrologie, à l’ésotérisme, aux écoles de mystère.

Pour les décrire, Franck André Jamme parle de ragas, c’est-à-dire d’une énergétique spécifique pouvant conduire à l’extase.

Les peintures – à l’eau – tantriques ne sont pas signées, voyez-y merveille, voyez-y fluidité, voyez-y effacement, et ne voyez plus rien, si ce n’est l’illimité.

« Il se pourrait bien, souligne le poète, qu’une espèce d’émulation soit née, petit à petit, comme si les tantrikas jouaient à essayer d’exécuter la plus remarquable peinture possible – car le fait est que souvent ils se connaissent, d’un nid à l’autre, qu’il leur arrive de se communiquer des images, des photos de ce qu’ils ont fait, qu’en somme l’esprit de perfection (on pourrait même peut-être dire : de beauté) s’est mis lui aussi à sérieusement circuler. »

Oui, on peut le dire.   

Tantra song, Peintures tantriques du Rajasthan, choisies et présentées par Franck André Jamme, préface de Renaud Ego, introduction d’André Padoux, entretien avec Bill Berkson, éditeur François-Marie Deyrolle, L’Atelier contemporain, 2023, 160 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/a-paraitre/essais-sur-l-art/article/tantra-song

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