
©Joséphine Michel
Hommage au compositeur finlandais, Mika Vainio (1963-2017), se définissant comme un « brutaliste minimaliste », The Heat Equation, de Joséphine Michel, est un essai visuel sur le son et l’espace, cherchant à faire se rencontrer formes sonores et photographiques.
Elaborant son œuvre selon la modalité des « échos photographiques », l’artiste passée par l’ENSP (Arles) et le Royal College of Art (Londres) a ainsi composé en images, pour cet homme considéré comme l’être même du son, un champ énergétique d’une beauté énigmatique.
Projet très élaboré, The Heat Equation est un livre aussi envoûtant qu’intrigant, nous en avons discuté.

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Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage d’une formule évoquant la physique et les mathématiques, The Heat Equation ?
Le titre premier était Kyntillä, bougie en finnois. The Heat Equation est un livre hommage au compositeur et artiste sonore finlandais, Mika Vainio, et l’évocation de la bougie, accompagnant le futur immédiat de sa mort, me semblait juste. De plus, j’aime beaucoup la sonorité en finnois, et sa proximité avec le mot scintillation.
Jon Wozencroft, directeur de Touch, le label qui a publié le livre-CD, trouvait Kynttilä trop cryptique. J’ai alors regardé à nouveau l’ensemble des images. Mika Vainio avait un imaginaire de la science – physique, mathématique, astronomie – très vaste et profond, qui est reflété dans les photographies de ce livre. De plus, il composait d’après moi des climats plus que des paysages sonores, qui allaient du glacial au brûlant. La notion de chaleur, la sensation de température imprégnaient l’ensemble de son œuvre. Le titre The Heat Equation s’est imposé.

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Pourquoi un tel intérêt pour le son et ses vibrations ?
« Les sons pénètrent directement dans toutes les pores et les cellules du corps – pas seulement par les oreilles – en tous lieux » disait Karlheinz Stockhausen.
Je m’intéresse depuis mes débuts à la pulsation photographique, et la découverte de György Ligeti et de Giacinto Scelsi a été déterminante pour moi. L’écoute de la musique, la lecture d’écrits à son propos a eu une importance majeure dans la formation de mon travail photographique.
Les pratiques sonore et photographique sont a priori diamétralement opposées, voire irréconciliables. Au son appartient l’invisibilité, l’immatérialité et le flux ; à la photographie le silence, la stase, le régime de la représentation. On trouve pourtant entre les deux des traits communs d’importance : texture, rythmique, réverbération, couleur sont cruciales à ces deux champs.

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Votre œuvre est-elle le prolongement naturel de votre diplôme de fin d’études à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles ? Quelles en sont les lignes de force et comment voyez-vous son évolution ?
Au sortir de l’ENSP, j’avais l’intuition – en germe – des correspondances entre structures musicales et structures visuelles. Mon diplôme de fin d’étude, Lude, qui s’est matérialisé par la suite en livre-DVD, sondait le fondu-enchainé, à la manière d’un glissando en musique.
Des photographies d’objets variés, d’espaces urbains et de motifs naturels composaient ensemble des fusions (fondus-enchainés) et des réminiscences (apparitions multiples d’une même image). Le montage était ensuite projetésur un écran, la fluidité et l’immatérialité des images approchant la condition du phénomène sonore.
C’est au Royal College of Art, à Londres, que j’ai pu explorer ces intuitions alors naissantes, étudier les réverbérations photographiques, l’indicialité sonore, les images cymatiques.
Aujourd’hui, je pense que je pourrais définir la ligne de force (bien que souvent ce soit une ligne brisée) de mon travail ainsi : la formation d’échos photographiques.

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Pourriez-vous présenter le compositeur finlandais Mika Vainio (1963-2017) avec qui vous avez travaillé ? Cherchez-vous à faire converser sa musique très percussive et hypnotique avec votre imaginaire ?
Mika Vainio était un compositeur et un artiste sonore finlandais, qui se définissait lui-même comme un « brutaliste minimaliste ». Il incarnait tout simplement pour moi l’Être du son.
Son œuvre est immensément variée, toujours d’une intensité inouïe – il avait de multiples pseudonymes (Ø, Philius, Kentolevi) et de nombreuses personas, sous lesquels il a créé des albums fort différents, en solo (notamment pour Touch, Säkhö), et en collaboration (avec des musiciens aussi variés qu’Alan Vega, Arne de Force, Stephen O’Malley, Charlemagne Palestine), et un spectre musical extrêmement riche, de la noise à la musique « classique », inspiré tout autant par Liszt que par la musique jamaïcaine des années 1950. Il est reconnu comme majeur dans l’histoire de la musique électronique, mais son matériel était analogique. Ce « poète de l’électricité », tel que le musicien et écrivain David Toop le nommait, était aussi un féru de littérature. Parmi les livres souvent dans sa poche, Claude Simon, Baudelaire, Anna Akhmatova. Les titres de ses pièces et de ses albums étaient singuliers et splendides : j’en déclinerai un, pour lequel j’ai réalisé la photo de couverture, Fe3O4 -Magnetite 1 Magnetia, 2 Magnetotactic, 3 Magnetosphere, 4 Magnetosense, 5 Magnetism, 6 Magnetosome, 7 Elvis’s TV Room.
Sa musique imprègne mon imaginaire sans que j’aie besoin de le chercher.

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Avez-vous pensé The Heat Equation comme un tombeau poétique ? La monochromie était-elle évidente pour vous ?
Un tombeau, littéral ou poétique, m’évoque immanquablement l’humus, la terre. Or, tout au long de la création de The Heat Equation, Mika pour moi avait une présence éminemment aérienne. Le tombeau a quelque chose de trop ancré, trop solide, trop statique,. The Heat Equation est davantage une musique visuelle, une élégie photographique.
De plus, le tombeau a quelque chose de l’ordre de l’unique, de l’exclusif – or la mort de Vainio a suscitéquantité d’hommages, qu’ils soient musicaux ou chorégraphiques (je pense à Speechless Voices de Cindy Van Acker, avec laquelle il a beaucoup travaillé).
Les derniers portraits que j’ai faits de Mika, à Oslo trois semaines avant sa mort, devaient être réalisés en noir & blanc. En effet, j’écrivais alors un texte, Vers Mika Vainio, pour la revue Optical Sound, qui allait être imprimée en bichromie. Après sa mort, malgré mon inexpérience notable en noir & blanc, il m’a paru indispensable de continuer dans cette veine, de donner une durée à ce noir & blanc.

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Comment s’inventent vos images en relation avec la musique que vous écoutez et ressentez ? Quelle est votre méthode de travail ? Votre œuvre n’est-elle pas de l’ordre de l’élaboration d’un cosmos ?
Je dirais que l’écoute alimente, charge, infiltre mon champ de vision. Cela peut provenir d’une musique écoutée au préalable ou de l’atmosphère sonore immédiate, à la prise de vue. Pour la création de The Heat Equation, j’écoutais une pièce de Mika chaque matin, et me rendais ensuite dans un lieu en correspondance avec cette pièce. Selon les albums, ça oscillait entre des musées scientifiques (The Science Museum à Londres, the Pitt Rivers Museum à Oxford , l’Institut des Sciences Naturelles à Bruxelles) ou des environnements naturels (jardins botaniques et chutes d’eaux variés). Je suis intéressée par la persistance du son dans le visible après que ce son soit éteint, son influence dans la texture, l’architecture et la résonance des photographies.
Plutôt qu’un cosmos, des poussières d’étoiles – la réverbération du macrocosme dans le microcosme. Je travaille à la création d’ un champ d’énergie : additions, soustractions, recombinaisons activent l’ensemble, comme une (re)composition musicale.

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De quels héritages visuels vous revendiquez-vous ? Quel est votre lien avec l’expérimentation et les avant-gardes du XXème siècle ?
Je ne me revendique de rien, cependant, et bien évidemment, j’ai de nombreuses influences qui fonctionnent comme des engrammes, ces traces mémorielles enregistrées par le cerveau, qui imprègnent sans aucun doute mon travail sans qu’elles soient mûrement réfléchies, ni précisément analysées. J’ai souvent songé à Laszlo Moholy-Nagy au début de mes expérimentations pour The Heat Equation, et par la suite, à deux livres : Métal de Germaine Krull et Chizu de Kikuji Kawada.

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Comment imagineriez-vous, si celle-ci n’a pas déjà eu lieu, une exposition de The Heat Equation ? Diaporama ? Projection filmique accompagné de musique live ?
J’ai exposé en 2021 quelques extraits de The Heat Equation dans une exposition en duo avec la créatrice de mode Maud Perl, Candela.
J’imagine une exposition avec des images fixes, statiques, et la musique diffusée dans l’espace, créant ainsi une multiplicité de manières de se frayer un chemin dans l’exposition, une relation entre la vision et l’écoute toujours renouvelée et singulière.
J’ai exposé les images d’Halfway to White, notre premier opus, à la galerie Wu à Lima.
Dans un premier temps, sans musique car Mika la trouvait trop « abrasive » pour les gens qui travaillaient dans ce lieu clos. Puis, nous avons décidé de passer la musique lors d’une soirée de présentation de l’œuvre. Les personnes présentes n’étaient non seulement pas distraites par la musique, celle-ci intensifiait au contraire leur attention aux photographies, le tout créant ainsi une forme de « statique vibratoire ». J’aimerais approfondir cette expérience avec l’exposition de The Heat Equation.
Propos recueillis par Fabien Ribéry

Joséphine Michel & Mika Vainio, The Heat Equation, text Jeremy Millar, art direction Jon Wozencroft, Touch Music / Fairwood Music UK Ltd., 2019 – 750 copies

https://www.josephinemichel.com/
https://touch33.net/catalogue/folio-001-josephine-michel-mika-vainio-halfway-to-white.html