Berlin, cité lacustre, par Sébastien Berlendis, écrivain

 ©Sébastien Berlendis

« Je nagerai longtemps, attentif à mes mouvements de crawl, réguliers, appliqués, mes bras entreront dans l’eau sans bruit, je forcerai mes reins avec joie, j’adopterai la cadence de celle qui me devancera, elle filera elle aussi en silence, sans éclaboussure. Le monde autour du lac disparaîtra ; à la fin de chaque longueur, derrière mes lunettes, les arbres surgiront troubles et immobiles. Le soleil pénétrera les bosquets d’érables aux troncs secs, il éclairera notre ligne droite, nous nagerons pour avancer d’une berge à l’autre, pour nous réchauffer aussi. »

Les livres de Sébastien Berlendis sont peuplés de silhouettes féminines, personnages évoluant aux lisières du rêve, teintant de leur énergie et de leur sensibilité l’ensemble des scènes.

Ce sont probablement les nymphes qui guident son inspiration, ainsi les femmes traversant Seize lacs et une seule mer, roman situé, l’été, à Berlin, territoire faisant quelquefois penser en ses banlieues parsemées de lotissements désertés à la Pennsylvanie, que l’écrivain connaît bien – que l’on songe aussi au tropisme américain de Wim Wenders.

Seize lacs et une seule mer se lit comme un livre de voyages – notations précises et carte fournie -, qui est avant tout une exploration des états de conscience de son narrateur.

 ©Sébastien Berlendis

Mais aucune lourdeur psychologique, une surface irisée, des chatoiements, des surfaces accueillantes.

Ayant trouvé dans un magasin d’antiquités des photographies et pellicules de films 8 mm montrant une jeune femme nommée Inna Helm posant, en 1929, devant six lacs de Berlin, celui-ci, passionné de cinéma allemand du début du siècle, décide lui aussi de se rendre dans ces lieux emblématiques de la capitale allemande, d’en décrire l’atmosphère de joie et d’indolence, et de témoigner de ses rencontres.

Premières baignades, premières déambulations dans la ville – le quartier de Neukölln, la longue Hermannstraße -, premières présences féminines délicatement observées, premiers constats.

« Ce grand écart entre le bucolisme, la douceur des lacs et l’excitation de la nuit définit Berlin. »

Le premier lac, au sud-est de la ville, montrant Inna, se nomme Müggelsee, où le promeneur-nageur se fait aborder par une intrépide et jolie cinéaste d’origine syrienne aux cheveux noirs très courts, Leyla : « Elle ne se baignera pas, elle attendra debout, au bord du lac, que je sorte de l’eau, mon appareil photo à la main, sa chemise claire couvrant juste le haut de ses cuisses ; elle appuiera quand je viendrai vers elle, au même moment deux petites filles entreront dans le cadre, natte blonde, chapeau rose d’un autre temps pour l’une, combinaison rayée de rouge et de blanc pour l’autre, une moue identique quand elles entendront le clic de l’appareil. »

Les lacs en appellent d’autres, ainsi celui d’Aiguebelette, en Savoie, où se rendait plus jeune, à la fin du printemps, le narrateur avec son amie Louise, qu’il aimait également photographier et filmer.

Le deuxième lac berlinois est le Teufelsee, au sud-ouest de la ville, au cœur des milliers d’hectares de la forêt de Grunewald.

Mélange de corps nus et vêtus, calme, instants de paix.

Sébastien Berlendis, j’ai pu le souligner plusieurs fois déjà, possède l’art des détails, contant ses scènes comme on construit une séquence filmique.

« Dans les champs constellés d’herbes à coton et de jacinthes des bois, deux couples allongés, des bouteilles de vin à demi vidées, des restes d’un pique-nique, ils dorment, lisent un livre, se caressent discrètement. Un garçon prend en photographie son amoureux nu dans l’eau sombre ; nous avons le même appareil, il me tend le sien, s’immerge à son tour, je les photographie enlacés parmi les nénuphars, es joncs et les menthes aquatiques, ils m’appellent, leur naturel désarme. J’enlève mes vêtements, nous nageons vers le ponton flottant à la lisière des bouées et de la réserve naturelle, partie interdite du lac. Ils me racontent l’origine du nom et de la légende diabolique du Teufelsee, celle d’une jeune fille maudite et noyée, reposant au fond de la tourbière. Et la ronde se poursuit jusqu’à la fin du jour, à la nage ou sur le sentier. »

Le soir, la fête gagne les rives du lac, alors métamorphosé.   

 ©Sébastien Berlendis

Le narrateur retrouve quelquefois Leyla, qui lui montre et explique les lieux qu’elle fréquente (le café Sibylle sur la gigantesque Karl Marx Allee). Ils se parlent, se goûtent, s’enlacent, ne se promettent rien.

Ils entrent dans un cinéma : « Leyla prend ma main, la glisse dans sa chemise, elle déboutonne la mienne, les halos bleutés de l’image le magnifient, corps dansant, corps amoureux, un même abandon. »

Le troisième lac est celui de Wannsee, à la périphérie de Potsdam – de la gare, des wagons partaient vers le camp d’Oranienburg, à cinquante kilomètres de là.

Apparaît une nouvelle silhouette fascinante, « droite et élancée, jupe longue bleue, débardeur blanc, cheveux noirs, coupe à la garçonne », que l’étranger décide immédiatement de suivre.

Qu’y a-t-il de plus important que de placer ses pas dans les pas de la grâce ?

Lac Waldsee, fantôme d’Inna Helm, corps à l’aise, Biergarten.

Plage de sable blanc de Lubmin, au bord de la Baltique, chaleur et beauté de Leyla, découverte de la Tchernobyl du Nord (une centrale nucléaire à l’arrêt depuis vingt-cinq ans après de multiples accidents).

Visage de Louise illuminant les villes thermales auvergnates que fréquentait le voyageur, remarques d’ordre historique, vague à l’âme à deux.

Le Langer See, cinquième lac filmé : « J’embrasse Leyla, je ne connais jamais la date de notre prochaine rencontre, du reste, je ne la demande pas. »

« Quand le soleil chauffe assez ma peau, je descends me baigner, des regards et des sourires de somnolence et de désir entremêlés circulent. Dans l’eau, des filles commentent leurs mouvements de gymnastique, deux garçons nus font en sorte, dans leur positionnement, que les rayons tombent sur eux. Le sable devient vase, l’eau se trouble, je me lance. Je nage dans la largeur du lac, dans sa partie la plus étroite, celle qui constitue depuis plus d’un siècle un parcours de régate célèbre. »

Déclenchement du Rolleiflex, charme, séduction.

Mais au fait, pourquoi seize lacs ? Je reprends le livre, troisième lecture, c’est un nouveau plaisir.

Sébastien Berlendis, Seize lacs et une seule mer, collection « un endroit où aller », Actes Sud, 2021, 144 pages

https://www.actes-sud.fr/contributeurs/sebastien-berlendis

https://www.leslibraires.fr/livre/19198538-seize-lacs-et-une-seule-mer-roman-sebastien-berlendis-actes-sud?affiliate=intervalle

Laisser un commentaire