La tairre s’étrange, par Franck Doucen, poète

« Dans les beuglants du silence, / le peuple des ormes / veille (encore) / sur la confrérie des mots mutilés. »

Il faut écrire pour rien, c’est-à-dire pour tout, pour tous.

Se situer dans cette zone aporétique où la poésie est vécue tout autant qu’écrite, inventée dans l’instant tout autant que pensée, bordée de mots et totalement silencieuse, ou simplement tombée de pluie, croassement, chant des confins, gwerz, célébration générale.

Ni papier ni crayon, de Franck Doucen, exprime un pays à peu près disparu (la/les Bretagne), mais aussi les landes intérieures d’un poète aux veines de bruyères et d’ajoncs brûlés par la mélancolie.

Cataractes de monosyllabes et de flèches brèves : « Debout / face / à / l’inouï / les enfants / de / la / terre / qui / se / tait / interrogent / l’arbre / de / l’abandon »

Pas de ponctuation ou à peine, des vers libres, de pauvres mûres dans des ronciers attendant qu’on les cueille, qu’on les regarde, qu’on les goûte.

Les maisons s’effondrent – rachetées à prix d’or -, les sentiers s’obstruent, les mésanges à tête noire se taisent, les églises n’oublient rien.

« Le sens gît / parmi le gravier sali. »

Les talus sont des sentinelles.

« Je suis l’étranger, / l’apatride invité / à un repas de frontières inconnues. / J’assiste, / médusé, / à la mutinerie / des matins de l’immémoire. »

La langue est le français, mais s’étrange quelquefois.

« Les invités-mages / savent / les naissances répétées, / et / ânonnent, / à l’heure de la réconciliation, / la prière clandestine / de la tairre pauvre. »

Les tempêtes baptisent le passant, un paysan s’est pendu sur une pendule ivre.

Franck Doucen ne discourt pas, mais regarde les lignes de la main d’un pays meurtri, ses enfants très vieux, ses ruisseaux blessés entre Monts d’Arrée et Montagnes Noires.

Une femme est apparue.

« Peut-être / portait-elle un châle noir ? / Peut-être / chantait-elle une gwerz inconnue ? »

Une femme recoud le paysage, c’est un poème.

Voici les gardiennes du Temps : Célestine Manac’h, Marie Huiban, Isabelle Cadiou, Germaine Boudouin.

Le progrès n’aime pas les merveilles d’aubes, ni « l’ancienne gnose / des sabots ».

Ni les langues vernaculaires.

Ne posséder que le monolinguisme de l’autre, qui est aussi fantasme d’une clôture linguistique, écrivait Jacques Derrida.

« Moi, /                je ne me souviens pas /                être, /                   un jour, /             entrée, /              dans ma langue, // moi, /                             Je vivais, /                           dressée, /                            dans le chœur /                               dans la loge de l’écho, /                                au cœur d’une forêt de mots /                   sans douleurs, // moi, /                 mes mots en breton /                    mes mots en murmure /                              mes mots sans bogues. »

Maintenant, accueillez la révolte de l’exilé en son natal.

Accueillez « l’oùtranse ».

« On a violé mon pays sans âge, / On a planté partout / la langue du ravage ! / Je suis l’otage des ruisseaux interrompus, / je suis le chant pris au piège. / Certains mots dorment / beaucoup / avant de mourir. »

Puis : « Yv’ aimait cette vie à travers champs : / les bras tendus / qui élaguaient / les épithètes de l’hiver, / les corps penchés / qui glanaient / les verbes de l’automne, / énonçaient la chartre des haies heureuses. / Puis, / vinrent / les seigneurs du sol las, / les précepteurs de l’abondance : / ils répudièrent / la prophétie des oiseaux, / ils abrogèrent le décret des ruisseaux, / ils inculpèrent le passé, / écrouèrent les talus, / et / interdirent la société secrète des vieux sentiers. »

Entendez le pianiste Didier Squiban composer pour l’océan, les îles, les estuaires, les bêtes, les égarés.

On peut trahir en restant, et faire preuve de grande loyauté en partant.

Ni papier ni crayon se termine par la geste de Pierre (sept stations), né en 1905 du côté de Plévin, « le joyeux Thucydide des montagnes noires, le colporteur des murmures déshérités ».

Mais comment compose-t-il ses chansons ?

« Je compose mes chansons en conduisant les vaches au pré, / et en tournant l’écrémeuse pour passer le lait. / Lorsque je suis sur le sommet de la montagne noire, / courbé en train de couper la litière, / en regardant le bout de mon sabot, / je trouve un autre vers. / Quand je suis tout seul à travailler dans les champs, / à couper de l’herbe ou de la fougère / sur le haut du talus. / Et lorsqu’il fait beau pour aller labourer, / en donnant un coup de fouet au cheval noir / et à la jument pommelée. / Lorsque je vous qu’il y a un fest-noz à Glomel, / là encore, je trouve le sujet d’une autre chanson. // Voilà ma façon de composer mes chansons, / Je n’ai pas besoin de papier, ni d’encre, / ni de crayon. »

La maison d’édition a pour nom Ex-Maudits (Stéphane Cottineau), et c’est remarquable.

Franck Doucen, Ni papier ni crayon, éditions Ex-Maudits, 2023, 142 pages

https://editions-ex-maudits.com/

https://www.leslibraires.fr/livre/23025764-ni-papier-ni-crayon-franck-doucen-ex-maudit?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Magnifique effervescence !

    J’aime

Laisser un commentaire