Comme si le Paradis existait après tout, par Robert Bober, écrivain

Roman Vishniac, [City boys], Mukachevo, 1935–38. © Mara Vishniac Kohn, courtesy International Center of Photography

« Ainsi, comme le précédent, ce livre va sans doute ne ressembler à rien qu’à son propre désordre. » (Louis Aragon/Robert Bober)

il y a beaucoup de fantômes dans les livres de Robert Bober, des enfants juifs qui jouent avant d’être déportés, des rues aux enseignes disparues, des amis décédés.

On pense à Modiano pour le Paris hanté par la Seconde Guerre mondiale, et à Georges Perec avec qui il réalisa le superbe Récits d’Ellis Island (1980) pour les silences traumatiques transformés en phrases de littérature.

Où vont les corps quand nous ne les voyons plus ? Que sont devenus les visages que nous avons tant aimés ?

Il y a quand même dans la rue des gens qui passent est le huitième livre publié chez P.O.L par Robert Bober, dont j’ai entendu pour la première fois le nom alors que je travaillais en dramaturgie avec Daniel Mesguich, et dont l’ouvrage, Quoi de neuf sur la guerre ? (1993), suscitant l’enthousiasme général, circulait de main en main dans les couloirs du théâtre qu’il dirigeait alors à Lille, (La Métaphore). 

Pour avoir une idée des lectures ayant inspiré cette œuvre ouverte d’essence testamentaire, on peut se reporter à sa toute fin et méditer la liste des livres cités dessinant une constellation sensible : Pierre Reverdy, Delphine Horvilleur, Marcel Cohen, Aharon Appelfeld, Vladimir Yankelévitch, Gustave Flaubert, Paul Eluard, Pierre Bergounioux, Francis Jourdain (ses articles dans Les Lettres françaises), Eric Vuillard, John Berger, Daniel Mendelsohn, Edmond Jabès, Mona Ozouf, Philip Roth, J.D. Salinger, Louis-René des Forêts…

Mais Il y a quand même dans la rue des gens qui passent (les mots sont de Pierre Reverdy) n’est pas un traité de littérature, plutôt un éloge à ceux avec qui l’on vit, l’on pense, l’on souffre, l’on rêve.

Telle une longue lettre adressée à son grand ami décédé, le journaliste et père de la télévision française – de haute qualité – Pierre Dumayet (1923-2011), ce dernier opus poursuit une correspondance commencée il y a quatre ans avec Par instants, la vie n’est pas sûre (2020) : « Je vais donc faire comme si le Paradis existait après tout et continuer à t’écrire. »

Il n’arrive plus grand-chose, peut-être, lorsque vient le grand âge, mais, quand la mémoire est encore vive, tout peut se revivre, et se réinventer.

Mêlant très souvent illustrations (des photographies de Roman Vishniac, Robert Doisneau, Guy Le Querrec, Gilles Peress, René-Jacques, un dessin plein d’esprit de Saul Steinberg, des couvertures du magazine de cinéma, publié clandestinement pendant l’Occupation, L’Ecran français, une petite blanchisseuse peinte par Bonnard) et textes autobiographiques, Il y a quand même dans la rue des gens qui passent est un livre sur l’identité et la reconnaissance, d’un enfant déclaré comme réfugié revenant d’Allemagne, apatride d’origine polonaise ayant désiré, lorsqu’il fut adulte, faire entendre pour la première fois la langue yiddish à la télévision française dans un film sur l’écrivain Cholem Aleikheim.

En 1933, raconte Robert Bober, qui quitta à cette date Berlin avec sa famille, le comique américain Harpo passant en Allemagne écrit, constatant un climat d’antisémitisme effrayant : « Cela faisait seulement six mois que Hitler était au pouvoir. Jamais depuis ma bar-mitsva, je n’avais été aussi conscient d’être Juif. »

Pourquoi le burlesque ? Pourquoi l’humour ? Pourquoi une telle passion pour Harpo Marx (Brothers) ?

Parce que « les enfants des foyers d’enfants de déportés auraient aimé avoir Harpo comme éducateur. »

Pour échapper aux polices, ne pas donner son identité, savoir courir à toute vitesse, écrire.

Rappel : « Les 16 et 17 juillet 1942, plus de quatre mille enfants juifs furent arrêtés et déportés. Les autres, recherchés, durent se cacher pour survivre. Mais pour apprendre à vivre caché, il a fallu apprendre à vivre séparés. Vivre séparés, car il n’était pas simple de cacher une famille entière. Des réseaux se sont alors constitués. Réseaux grâce auxquels les enfants trouvèrent refuge dans des familles d’accueil, dans des fermes, dans des institutions laïques ou religieuses, dans des pensions. C’est dans une de ces pensions, située à Clamart, que ma sœur, mon aînée de trois ans, et moi, avions été cachés. »

Robert Bober se souvient : ce sont des anecdotes révélatrices (l’homme qui, dans le métro, le charge d’un paquet pour mieux passer un barrage), des lectures éblouies (La Petite Lumière, d’Antonio Moresco, Les Récits hassidiques, de Martin Buber, Les Emigrants, de W.G. Sebald), le jour où il porta pour la première fois l’étoile jaune (lundi 8 juin 1942), des tags de Seth sur les murs de la Butte-aux-Cailles, des dessins d’enfants racontant au présent la guerre en Ukraine.

Ces temps-ci, les auteurs P.O.L (Dominque Fourcade, Jean-Philippe Toussaint) font le bilan de leur vie, mémoire liée au faisceau de la vie, volonté de transmettre, de tracer des directions, d’entrevoir le sens d’un destin.

Evoquer ici avec l’auteur de On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux (2010) les mânes de Jean Moulin : « Dans son livre, Laure Moulin raconte que tandis qu’on torturait son frère, Barbie lui aurait tendu un papier et un crayon afin qu’il décrive les noms de ses complices. Il n’écrivit rien. Mais il se signala une dernière fois depuis sa passion la plus profonde, la plus lointaine, la plus intime aussi. Ce fut l’enfant qui répondit. Celui de la photographie. Il fit une caricature de son bourreau. Son dernier acte d’insubordination fut un dessin. »

Les quatre dernières pages de Il y a quand même dans la rue des gens qui passent sont sublimes, je vous laisse les découvrir.

Robert Bober, Il y a quand même dans la rue des gens qui passent, P.O.L, 2023, 284 pages

https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=27

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