Etranger absolu, par Imre Kertész, écrivain

« Et pourtant, quelle serait pour toi la grande nouveauté ? Je crois que c’est quand même l’apparition de l’homme fonctionnel, de l’être sans destin ; la liquidation de la culture intérieure de l’individu. Qu’est-ce qui était écrit sur le temple d’Apollon à l’aube des temps ? « Connais-toi toi-même. » En fin de compte cet intérêt, cette curiosité culturelle ont duré jusqu’à la fin du XIXe siècle. De nos jours, il faut entrer dans des structures totales, revêtir le visage et l’absence de conscience de ces structures pour pouvoir vivre. Il se forme une société de fourmis, automatisée et high-tech, qui opposera peut-être une sorte de morale spartiate à la menace du monde extérieur. Notre héros et personnage principal, l’homme, disparaîtra. Bien qu’il ne puisse pas disparaître entièrement ; ce sera là le conflit de l’avenir. »

Les journaux d’Imre Kertész (1920-2016) sont d’une hauteur de vue très stimulante pour la pensée.

Associant la modernité à Auschwitz, l’écrivain hongrois, qui fut déporté à quinze ans, possède une conscience exceptionnelle de la dimension humaine trop humaine du mal.

Certains se plaignent quelquefois de ses ruminations pessimistes et de son autoflagellation, mais ce sont au contraire des fusées et des rappels de lucidité dans la nuit.  

Après avoir échappé à la mort des camps de concentration (Auschwitz-Birkenau puis Buchenwald), Kertész vécut en Hongrie sous le totalitarisme stalinien, méprisé – « piétiné – comme juif et intellectuel.

« Il faut savoir que l’antisémite est le masque de la destruction meurtrière pour laquelle je reste une cible à anéantir – non parce que je suis né juif, mais parce que je représente l’esprit de la civilisation. »

Ultime texte publié du vivant du prix Nobel de littérature, Le Spectateur, rassemblant des notes prises entre 1991 et 2011, ne cesse de s’interroger sur la dimension d’inauthenticité pouvant être causée par le succès – venu d’Allemagne d’abord – et les processus de dépersonnalisation, ainsi que sur la nécessité spirituelle au cœur de l’existence humaine. 

« Je suis un écrivain juif, et je souligne que juif signifie ici universel ; donc, je ne suis pas un écrivain israélien, pas un écrivain hassidique suivant les traditions de l’Ancien Testament – non, mais le gardien de la seule forme d’existence universelle et de la conscience universelle, un Européen menant une existence sans patrie – et au-delà des patries : c’est-à-dire que je suis juif, éclectique, existentialiste, croyant sans religion, errant exilé qui n’est pas chez lui dans son pays, dont la seule identité est l’identité de l’écriture, un écrivain dont l’œuvre se détache de la langue dans laquelle elle a été conçue et exerce son influence là où les gens l’écoutent et lui ouvrent leur cœur – je suis un écrivain traqué et heureux qui puise sa satisfaction dans la création, la liberté, l’autonomie et un système de valeur propre, utilisant et formulant au fond les dernières possibilités de l’héroïsme, qui se trouve là où il est par erreur, utilise par erreur la langue qui lui a été donnée, est né par erreur pour ce à quoi les circonstances de sa naissance l’ont condamné – mais qui a su faire de toutes ces erreurs un destin à travers son œuvre et sa vie. »

Atteint depuis les années 2000 de la maladie de Parkinson, souffrant des assauts réguliers de la dépression, ayant dû affronter le décès de sa mère puis de sa première épouse, Imre Kertész se bat pour maintenir au plus haut l’intégrité de son être et de son œuvre – il le redoutait, une obscure fondation liée au pouvoir de Viktor Orban, précise sa préfacière et amie Clara Royer, s’est accaparée depuis sa mort de ses archives afin de les invisibiliser. 

« Le Spectateur, souligne-t-elle, s’inscrit chronologiquement après Journal de galère [autofiction] tout en nourrissant un dialogue plein d’échos avec Un autre. Chronique d’une métamorphose, qui offre une autre version diaristique des années 1991-1996, plus romancée. (…) En lisant le journal privé, on constate à quel point Kertész s’est nourri d’autres journaux d’écrivains. Le Spectateur évoque celui de Tolstoï, que Kertész relit en février 1998, ceux de Thomas Mann, de Géza Csath et d’Albert Camus, et surtout ceux de l’écrivain hongrois Sandor Marai, avec lequel il avait tant d’affinités. »

On pense aussi aux journaux de Franz Kafka et de Witold Gombrowicz, ainsi qu’aux traits philosophiques de Nietzsche et de Wittgenstein.

« Camus, écrit-il, s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle mésaventure. »

Au cœur de son journal réside le devoir de témoigner, contre le conformisme asphyxiant, l’aliénation multiforme, la destruction en l’humain de toute possibilité de vie intérieure dans un régime autocratique effaçant la mémoire.

« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique [les quatuors à cordes de Beethoven par exemple], regarder une peinture ou au moins une reproduction. – N’oublie pas le rêve qui t’a fait renaître. Un mystérieux et profond courant sous-marin dirige ma vie ; je ne suis, je n’existe au sens profond, heureux du terme, que lorsque je sens ma force. »

Entre douleurs et énergie de vie, volonté de mener une existence digne et grands découragements, Imre Kertész s’autoanalyse, « sans pitié ».    

« Je suis cerné par le désert de la mort. Je suis cerné par la folie. Je suis cerné par la décréativité, l’autodestruction, une atmosphère de meurtre. »

Sentiment de fièvre obsidionale.

« J’ai constamment l’impression que, d’un instant à l’autre, tout va s’assombrir, et que les hommes vont se mettre à s’entretuer en poussant des hurlements. Monde brutal, dans lequel errent des hommes tristes, moroses, hébétés par la brutalité. »

Ne jamais oublier la meute, prête à vous exterminer.

Comme le pense l’Autrichien Jean Améry, les plus sensibles meurent plus vite que les autres : nous, survivants, participons de l’Enfer.

Pourquoi écrire ? Pour sauver son âme.

« L’art européen puise son ultime inspiration dans la baisse inimaginable et fulgurante du niveau humain. Mais cette baisse du niveau humain qui s’accélère va bientôt balayer l’inspiration, voire les arts appliqués. Il restera la science (qui deviendra la servante du pouvoir), les jeux électroniques et le lavage de cerveau télévisuel. »

Les réflexions de l’écrivain sont parfois celles d’un gnostique : Christ est en nous, notre ici-bas est une vallée de larmes, il faut mourir à soi pour vivre vraiment.

Les propos sur Auschwitz, et l’holocauste comme culture, sont omniprésents.

« Mais il est possible que le voile d’une culture se déchire – se soit déchiré – sous nos yeux et d’un coup, nous voyons très loin, directement et immédiatement dans le néant. »

« C’est la grande leçon : on peut considérer Auschwitz comme un état de fait paradigmatique qui exprime l’état de l’homme au XXe siècle ; depuis Auschwitz, nous n’avons assisté à aucun changement moral, politique ou économique qu’on aurait pu vivre – ou qu’on vivrait – comme la négation d’Auschwitz. »

« Auschwitz : c’est encore l’expression vivante de ce que l’homme deviendra. »

« Dieu est mort au siècle dernier ; il a laissé une étoile qui a saupoudré la terre de sa lumière évanescente, puis a disparu au début de ce siècle. Il fait nuit désormais. La beauté s’est éteinte. »

« Ecoute la Passion selon saint Jean. Oui, répondrais-je, mais Bach ne connaissait pas encore Auschwitz, seulement l’enfer. »

« Quand j’incline ma tête chauve devant les applaudissements, je sens nettement que je peux être balayé de la scène à tout instant, emmené à Auschwitz ou dans tout autre endroit où je serai d’un coup confronté à la réalité. – En somme, des barrières faites de fils de fer barbelé me séparent de moi-même, qui fais des lectures publiques de mes livres, les dédicace, discute avec les dignitaires et vis la vie agréable d’un écrivain de renom qui m’est étranger… »

« Depuis que Spielberg et le capital américain ont découvert l’Holocauste, il est à craindre que la monstrueuse histoire culturelle de l’extermination des juifs se perde dans l’épais brouillard romantique des histoires d’Indiens. (…) La différence entre Spielberg et les négationnistes, les « relativiste », est que les derniers passent en jugement, alors que Spielberg gagne plein d’argent. »

Aspirant à la solitude dans une Hongrie symbolisant pour lui le mensonge et la falsification, Kertész déplore son manque d’amour envers son prochain.

« Qui peut légitimement parler d’amour s’il n’a pas été crucifié à côté de l’être aimé ? » / « Ma mort douce à la décharge humaine de Buchenwald, ma longue agonie à l’hôpital du camp de Zeitz. Je me rappelle que je mourais en souhaitant ouvrir mon cœur à la compassion générale. Les mourants ont besoin des larmes des vivants. » / « Parfois, je tremble à l’idée que mes livres sont dépourvus de connaissance de l’âme humaine, de chaleur et, plus généralement – d’amour. »

Hanté par la nature assassine de l’humain, et parfois son propre dégoût envers lui-même, il affirme : « Est juif quiconque est une proie facile, c’est tout. Inutile de le voiler ou de le dissimuler. Le seul moyen, justifiable de dissimulation est le génie – c’est une bonne échappatoire, pendant quelque temps. »

Juif est l’étranger absolu.

Et : « Ceux qui chantent leur opinion à propos de la peine de mort oublient qu’ils vivent dans une société meurtrière dont le fondement est la consommation et la destruction ; il ne faut pas se demander s’il faut introduire la peine de mort ou l’interdire, mais quel degré de solidarité nous assumons avec notre société meurtrière, jusqu’à quel point nous fonctionnons avec elle, et dans quelle mesure nous la rejetons. »

Imre Kertész, Le Spectateur, Notes 1991-2011, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, préface et notes de Clara Royer, Actes Sud, 2023, 272 pages

https://www.actes-sud.fr/node/394

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