Paroles pour temps déboussolés, par Edgar Morin, sociologue philosophe


Le Cannet, vers 1930 – Pierre Bonnard

« Cette France est d’abord marquée par une crise de la nation. La nation, c’est une unité fondamentale qui comporte une diversité non moins importante. C’est l’union de la diversité. Cette crise de la nation se combine avec la crise de civilisation et de démocratie que nous vivons ! Or, nous savons très bien quelles sont les conséquences de ces crises. A titre personnel, j’ai eu l’expérience juvénile de la crise économique de 1929 qui a entraîné, entre autres, l’hitlérisme, et qui a surexcité en France des réflexes nationalistes qui ont particulièrement visé les Juifs et ceux qu’on appelait les « métèques », c’est-à-dire les étrangers qui étaient là et à qui on voulait refuser le droit de cité… »

Qui reste-t-il ?

La parole d’Edgar Morin, cent-trois ans, importe.

Evoquant sa vie au bord de la Méditerranée, à Montpellier où il a décidé de s’installer en 2017, le sociologue philosophe déploie pour les éditions Autrement, dans un entretien publié une première fois dans le magazine trimestriel Zadig en mars 2020, une pensée de vigilance pour des temps s’obscurcissant.

« On perçoit les catastrophes écologiques à venir, le sectarisme politique, les guerres de religion, etc. Et à l’opposé, on nous fait miroiter le transhumanisme, la prolongation de la vie, l’intelligence artificielle mise à notre service… Mais nous sommes tout à fait déboussolés devant ces perspectives, les dernières n’intéressant évidemment que la caste des gens au pouvoir. Donc une inquiétude profonde apparaît et celle-ci est surdéterminée par l’inquiétude de la crise économique de 2008. Je pense que c’est ce fond d’angoisse qui est peut-être ce qu’il y a de plus inquiétant. »

Ne masquant pas la mélancolie ayant accompagné son existence (lire par exemple Autocritique, 1959, et Journal de Californie, 1969, où s’opère un retournement de conscience au contact de la jeunesse américaine), Edgar Morin a trouvé toute sa vie dans le compagnonnage avec des femmes aimées une protection majeure.

Il fallait à cet homme né de parents juifs originaires de Thessalonique un bassin pour accueillir son grand âge, le Sud s’imposant naturellement – Edgar Nahum devient Edgar Morin lors de son entrée dans la clandestinité de la Résistance au printemps 1943.

« Je me sens, confie-t-il, profondément méditerranéen, non seulement par mes ascendants, mais aussi par l’huile d’olive, l’aubergine, toutes ces nourritures qui sont miennes. Je dirais que la Méditerranée est ma « matrie ». Dans « patrie », l’accent est mis sur le côté paternel – même si nous disons la mère-patrie, qui devient bisexuelle… Dans « matrie », la Méditerranée est profondément maternelle. »

Comment retrouver la solidarité ?

Comment déjouer les logiques oppositionnelles agitées par le Rassemblement National ?

Comment renouer avec la politique sans en désespérer ?

Quelle voie nouvelle pour la France, pour l’Europe, pour chacun dans le commun ?

S’étant intéressé au cinéma étudié dans sa dimension anthropologique (Le cinéma ou l’homme imaginaire, 1956), mais aussi sur les Stars (1957) en tant que mythologie contemporaine, comme sur l’évolution de la paysannerie en Bretagne et sur les nouveaux féminismes, Edgar Morin, qui est un homme de terrain, possède un esprit vif, curieux, sensible à la façon dont les existences prennent forme.

Alors que les villes se dépoétisent, que Paris poursuit ses vilenies spéculatives, l’auteur de La Méthode (six tomes parus au Seuil entre 1977 et 2004) promeut à la façon de Félix Guattari, contre l’anonymisation et la dégradation de notre planète, une pensée écologique ample, sociale, interpersonnelle, subjective, environnementale.

« J’ai des moments de ferveur, conclut cet homme libre, mais aussi j’ai des moments de retombée, de platitude. J’ai donc toujours refusé de répondre à cette question : avez-vous réussi votre vie ? Car je refuse d’appliquer le concept de réussite, qui est plutôt économique, à une vie qui comporte des échecs qui peuvent être des réussites. Non, je ne peux pas dire que ma vie a été heureuse. J’ai eu des moments merveilleux, j’ai eu des moments de souffrance, de douleur, de chagrin. Et surtout, pensez à toutes les pertes d’êtres chers que j’ai connues à mon âge. J’avoue que, quand j’entends Léo Ferré chanter : « Que sont mes amis devenus ? » les larmes me viennent aux yeux… »

Conversation avec Edgar Morin, Zadig / Autrement, 2024, 96 pages

https://www.autrement.com/Catalogue/zadig-autrement

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