La monotonie du monde, par Stefan Zweig, écrivain

« Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. » (Stefan Zweig)

Complément indispensable à la conférence de Paul Valéry, prononcée en 1935, Le Bilan de l’intelligence (Allia, 2021), le volume L’Uniformisation du monde, de Stefan Zweig, est d’une pertinence remarquable.

Ecrit cent ans avant le second mandat de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, ce texte concernant le pouvoir de standardisation opéré par les médias de masse (radio, cinéma, publicité-mode) est d’une actualité frappante.  

La planète se rétrécit, nous devenons identiques, nous sommes des marionnettes que guident deux fils d’acier : la simultanéité et l’instantanéité.

A l’ère de la vitesse menant à la dépossession de soi, rien ne dure que l’éphémère, voilà le monde présent, analyse Stefan Zweig avec mélancolie.

Alors qu’Hollywood pense son usine à rêves comme une domination sur les imaginaires, une tyrannie nouvelle se met en place : la collectivisation de nos comportements dans une vie sociale toujours plus asservie aux critères du moment.

« L’instinct de masse est plus fort et plus souverain que la libre pensée. La venue triomphale de Jackie Coogan a été une expérience plus forte pour notre époque que la mort de Tolstoï il y a vingt ans. »

Servitude volontaire, écrivait Etienne de La Boétie, certes, mais servitude déployée désormais à l’échelle mondiale – en 1925, le terme de mondialisation n’est pas encore de mise.

Les villes comme les mœurs se ressemblent, le goût s’affadit, la mécanisation de l’existence est à l’œuvre, Zweig considérant « la prépondérance de la technique comme le phénomène le plus important de notre époque. », processus conduisant à la « déchéance dans l’uniformité ».

Nous assistons à un appauvrissement de la diversité ethnoculturelle humaine.

Le ton d’ironie salvatrice fait penser quelquefois à Montesquieu : « New York dicte les cheveux courts aux femmes : en un mois, 50 ou 100 millions de crinières féminines tombent, comme fauchées par une seule faux. Aucun empereur, aucun khan dans l’histoire du monde n’avait connu une telle puissance, aucune doctrine morale ne s’était répandue à une telle vitesse. Il a fallu des siècles et des décennies au christianisme et au socialisme pour convertir des adeptes et rendre leurs commandements efficaces sur autant de personnes qu’un tailleur parisien ne les soumet à son influence en huit jours. »

Qui féconde aujourd’hui son être intérieur ?

Savons-nous encore supporter l’ennui ?

La pression consumériste n’anesthésie-t-elle pas l’élan d’individuation en chacun ?

Il n’y a pas jusqu’à l’art de la conversation qui ne s’épuise dans les stéréotypes mondialisés.

« Le vrai danger pour l’Europe, poursuit l’auteur de Les Prodiges de la vie, me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain, cet ennui horrible, très spécifique, qui se dégage là-bas de chaque pierre et de chaque maison des rues numérotées, cet ennui qui n’est pas, comme jadis l’ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe, soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive : l’ennui américain, lui, est insatiable, nerveux et agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations. L’ennui n’a plus rien de ludique, mais court avec une obsession enragée, dans une fuite perpétuelle du temps. »

Plus loin : « La guerre mondiale a été la première phase, l’américanisation est la seconde. »

Quel serait donc la tâche des derniers êtres sensibles et intellectuels humanistes ?

« Devant cette lumière éblouissante de fête foraine, nous ne pouvons que demeurer dans l’ombre et, tels les moines des monastères pendant les grandes guerres et les grands bouleversements, consigner dans des chroniques et des descriptions un état de choses que, comme eux, nous tenons pour une déroute de l’esprit. »  

Stefan Zweig, L’Uniformisation du monde, édition bilingue, texte traduit de l’allemand par Francis Douville Vigeant, éditions Allia, 2025, 48 pages

https://www.editions-allia.com/fr/livre/895/l-uniformisation-du-monde

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Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Serait-ce à mi-chemin de la fête aux entourloupes de Carlo Collodi dans son Pinocchio, le Paris au XX ème siècle de Jules Verne, et un soupçon du Prophète de Khalil Gibran ?

    En tout cas Joris Karl Huysmans n’aurait pas fait mieux que cet écrit essais de Stefan Sweig dont vous faites l’analyse ce jour.

    En le sortant des oubliettes léthargiques de notre société vous le mettez en lumière et lui redonnez ses lettres de noblesse.

    Merci.

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