
L’Estran – Bryozoaire, IUEM, Brest, 2023 ©Grégoire Eloy / Tendance Floue
Les écologues et les anthropologues appellent troisième nature, ce moment particulier que vit actuellement notre planète, entre pollutions et menaces diverses pesant sur le biotope, résilience, et réinvention/déplacement du substrat naturel.
Cette expression donne son titre au dernier livre de Grégoire Eloy – accompagnée d’une exposition aux Champs Libres de Rennes, et d’un livre très beau publié par les éditions Textuel -, qui est une vision de l’anthropocène, telle qu’elle peut se constater dans des forêts, dans les eaux de l’île de Guernesey ou du Finistère, aux abords des glaciers.
Collaborant avec la communauté scientifique, le photographe de l’agence Tendance Floue n’a pas cherché à produire seulement une œuvre sur la catastrophe en cours, mais aussi sur la capacité de l’environnement naturel à se régénérer et se métamorphoser.
Nous sommes donc avec lui aux lisières du fantastique, dans le chaudron vertigineux de la création, presque – déjà – sur une exoplanète.
Qu’est-ce que cette première image représentant sur fond neutre un organisme vivant ? un cœur ? un corail ? une créature des abysses ? Non, c’est un bryozoaire, sorte de polype marin nommé aussi ectoprocte.

Les Déniquoiseaux – Fermain Bay, Guernesey, 2016 ©Grégoire Eloy / Tendance Floue
Côtoyer des scientifiques de haut vol (de l’IUEM de Brest, du Laboratoire de Géologie de l’Ecole normale supérieure…), est d’une richesse phénoménale pour les artistes – voir à Toulouse le projet au long cours de Philippe Guionie intitulée Résidence 1+2, auquel se rattache le corpus du prix Niépce Gens d’Images 2021.
« En observant les géophysiciens décrypter l’histoire d’un séisme sur un fragment de manteau terrestre, ou les glaciologues rendre visite régulièrement à un glacier comme à un vieil ami, j’ai découvert l’art de l’attention que la philosophe des sciences Isabelle Stengers considère comme indispensable pour aller à la redécouverte de notre environnement meurtri. »
On croyait savoir quelque chose, et l’on comprend que l’on ne sait rien, ce qui est magnifique.

La Faille – Cartographie de la faille fossilisée de Balmuccia, Italie ©Grégoire Eloy / Tendance Floue
Chacun travaille et s’offre le fruit de ses recherches, c’est le sens des plus belles communautés d’intérêts et de sensibilité.
On peut regarder Troisième nature en consultant les légendes (Pointe de Pen Hir ; loge de tonnelier de mer au microscope ; ascidie et maërl au microscope optique ; cartographie de la faille fossilisée de Balmuccia ; Saint-Samson-sur-Rance…), mais on peut aussi simplement contempler avec stupeur la magnificence et quelquefois l’étrangeté des photographies en noir et blanc de Grégoire Eloy.
Puissance de la mer attaquant la roche, main d’un nageur au corps invisible, drôles de machines avalant des algues, bulles d’oxygène, étendues mystérieuses, cavités de légende.

L’Estran – Récolte de goémon par Guillaume Corre, Kérity, 2021 ©Grégoire Eloy / Tendance Floue
Edité de façon dynamique – notamment par le choix d’images de tailles très différentes -, Troisième nature se présente comme une mosaïque questionnant à la fois la teneur de ce que nous voyons, la présence humaine en des espaces naturels superbes, et la substance même des images, entre moires fragiles et preuves scientifiques.
Ces pinces de crabe ? Les cuisses très sensuelles de quelque humanoïde du troisième type.
Cette effervescence proche d’un bouillonnement des origines ? L’exultation de la matière.

La Parcelle – Marc-Emmanuel Bervillé, bois de Sublaine, Courcerault, 2020 ©Grégoire Eloy / Tendance Floue
Il fait nuit, on ne sait pas où l’on est, ni ce que l’on voit, on est désorienté, la nouveauté de demain s’élabore aujourd’hui.
Tout paraît possible : destruction, fissure, fission, accouplements bizarres, dévoration, extinction, recomposition.
Peur du noir, aboiements des chevreuils au loin, génie mon bon génie de l’appareil photographique, aide-moi à me repérer.
Les glaciers fondent. Oui, très bien, très mal, mais que voyez-vous dans plusieurs millions d’années ?

De Glace – Piton Carré, massif du Vignemale, 2021 ©Grégoire Eloy / Tendance Floue
Par l’expérience physique de la présence en des lieux symbolisant le réchauffement climatique et l’évolution de l’environnement, Grégoire Eloy est allé, comme son ami Rémi Coignet, vers la liberté, qui est possibilité de se changer en échangeant, de remodeler les contours de notre identité en renforçant ce qui nous est propre.
En observant la nature s’adapter à ce qui la menace, le photographe entre lui aussi dans le domaine de la troisième nature, qui est la forme énigmatique que prend pour lui et en lui la survivance.
Michel Poivert écrit ainsi en conclusion de son texte : « Être en contact avec les éléments et toute entité vivante, faire plus qu’observer et agir dans la représentation et par la représentation, mettre en jeu le médium dans un principe d’expérimentation et de régénération, reformuler des fables pour narrer de nouvelles origines, changer de paradigme pour refonder un imaginaire, et tout cela dans un « contact » et non un « télé » – pour employer le préfixe de ce qui nous met à distance. Voilà tout le programme qui se donne par échos lorsque l’on se plonge dans l’univers de Grégoire Eloy. »
Avec, ensemble, dans la transformation générale et intense du vivant si méconnu.

Grégoire Eloy, Troisième nature, textes de Michel Poivert et Grégoire Eloy, édition Manon Lenoir, relecture Marie Delabry, design graphique Agnès Dahan Studio, fabrication Camille Desproges, photogravure Les Artisans du Regard, Editions Textuel, 2025, 120 pages
https://www.editionstextuel.com/livre/troisieme_nature
Exposition éponyme aux Champs Libres (Rennes), du 7 mars au 21 septembre 2025
https://www.leschampslibres.fr/au-programme/troisieme-nature-gregoire-eloy
