
©Isabelle Arthuis
« Quelle drôle de vie je mène. Quitter ma famille, prendre le train, franchir la frontière, pour venir m’allonger sur un fauteuil. »
Refusant de se répéter, Amélie Lucas-Gary est une écrivaine dont les livres sont toujours singuliers, inattendus, neufs – Grotte, Vierge, Hic, Qu’avez-vous vu.
Les éditions liégeoises Hématomes publient cet été Ma voix de dieu, texte écrit à partir de l’expérience de la chaise customisée de Maxence Mathieu – ce volume sera par ailleurs édité fin 2025 sous emboitage cartonné formant coffret comprenant également les propos critiques et les photographies de Pierre Henrion, l’ensemble faisant en outre partie d’un livre d’artiste qui sera tiré à vingt exemplaires agrémenté de quelques surprises.

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Mais avant la rencontre de l’écrivaine et de la chaise, dont le titre/nom est saisissant, Il y a moins de choses entre les cieux et les enfers qu’aucun d’entre nous ne peut l’imaginer, il faut se remémorer le fabuleux Discours de Mountain View, publié dans le numéro 18 de la revue Espace(s) de l’Observatoire de l’espace, en France, en 2019.
Il s’agit de la voix d’une présence extraterrestre s’adressant à la surdité humaine : « Le sort de votre corps, le son de vos gorges, l’intimité du monde : tout ce qu’on devine sans y goûter, puisque nous ne voyons pas plus que nous n’entendons et ne sentons, nous le voulons. Nous voulons la certitude de la forme et d’une fin : un corps chacun, la mort pour tous. Continuez à chercher encore d’autres vies que la vôtre. Ecouter, scruter, sonder, notre message prouve bien qu’il faut le faire. Car oui, vous n’êtes pas seuls : d’autres vies troublent l’Univers. Offrez-nous un corps et nous parlerons. »
Ce discours, Maxence Mathieu l’a lu aussi, créant son œuvre pour y répondre, tout en s’inspirant de la fameuse chaise longue Le Corbusier LC4.

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Pensée comme un véhicule intérieur, une machine de vision, cette chaise est bien plus qu’un objet de design, c’est un monde ouvrant sur un monde plus vaste encore.
Invitée à s’y asseoir dans l’atelier de l’artiste, dont la grande taille la stupéfie, d’autant plus que sa propre tête, à elle, est décrite comme quelque peu disproportionnée, Amélie Lucas-Gary abandonne peu à peu sa gêne – mesurée – et se rend disponible pour une expérience inédite d’extension de l’être, dont rend compte un texte passionnant où la prose est l’une des possibilités de la poésie fondamentale.
« Mes organes sont tranquilles. Maxence m’a parlé d’un état d’existence amplifiée. J’ai imaginé quelque chose de cérébral, mais je ne pense qu’à ma chair et mes os. Je sens une forme de légèreté dans mes jambes, sûrement parce qu’elles sont un peu surélevées. Je sens vivre mon ventre. »

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Yeux fermés comme chez le psychanalyste.
Il y a beaucoup de lumière, un beau plafond, des ombres qui dansent, des pareidolies.
La chaise est une proposition d’Eros primordial, de reconnexion avec le flux vital le plus profond.
« Je sens mes yeux fermés qui s’agitent. Avant de partir, Maxence a détaché pour moi la couverture fixée normalement au dos du fauteuil, elle est pliée contre mon flanc. Je sens l’énergie de mon corps s’y lover. »
Des images – internes – apparaissent, un hibou, un cheval au galop, un bestiaire.
L’état de l’allongée fait penser à une expérience de mort imminente, à une séance d’hypnose, à une découverte des espaces souterrains/cérébraux archétypaux.

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Maxence n’est pas là, il a affirmé qu’il n’interromprait pas la séance.
L’esprit se promène.
« Ma voix intérieure ressemble je crois à l’autre, à celle qui sort de mon corps, mais c’est peut-être une idée que je me fais. Si je me concentre sur ma voix intérieure, je ne l’entends plus comme une voix humaine. Elle a un écho énorme. Il ne faut pas y faire trop attention, mais on dirait la voix de Dieu. »
Le fauteuil comporte deux pommeaux, l’un en quartz rose, l’autre en bronze, la passagère les touche, tente de bien saisir leur forme, leur texture, son corps pense.

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L’expérience s’élargit, une brisure intime se fait, une sensation d’écartèlement provoquant des visions, une sorte de régression infantile, mais avec un bébé ayant l’intelligence d’un adulte.
Une vieille maison apparaît.
Combien est-on à l’intérieur de soi, se demande l’écrivaine ?
A quel moment commence le voyage astral ? la sortie de corps ?
L’âme flotte, l’esprit, la conscience.
Tomber mais ne pas chuter.
Nous ne sommes qu’un canal.
Les phrases elles-mêmes se disloquent, les mots se dispersent sur les pages.
Il faut traverser l’enfer, nous ne sommes pas seuls, que ta volonté soit faite, courage.

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C’est Kafka assis à sa table de travail, ne lâchant pas la plume, jusqu’à ce le diable vienne se tordre à ses pieds.
Tout ce qu’il y a dans une tête humaine, dès que les yeux sont fermés.
Nous sommes possédés, mais les actes justes, le verbe juste, nous protègent du mal, le dilue, il n’existe pas, il n’a jamais existé.
Sous couverture hot foil créant de divins effets moirés – reflets argentés -, Ma voix de dieu relate l’expérience d’une rencontre du troisième type, avec soi-même, avec les forces de l’univers cherchant un corps où habiter, où s’exprimer, par lequel s’exprimer.
Se jeter à l’eau, dans la Meuse, laisser le tout-autre nous guider, ne pas couler.
La chaise de Maxence Mathieu est une matrice permettant à l’esprit de découvrir sa puissance.
« Dans Il y a moins de choses…, écrit Pierre Henrion, le LC4 repose à la manière d’un gisant, ces statues du Moyen-Âge en Occident qui montrent un mort couché à plat-dos au-dessus de son tombeau ou de son cénotaphe ; la boîte [qui l’entoure, tel un caisson étanche] acquiert alors la valeur sacrale d’une chapelle funéraire. »
A l’objet emblématique du design moderniste, l’artiste belge a ajouté, le faisant ainsi dériver, un casque intégral, une housse synthétique, des éléments high tech et vernaculaires, transformant la pièce historique en vaisseau spatial psychique permettant de voyager dans le passé et le futur alors que s’ouvre l’éternité dans le présent.
On entre dans une pièce, on s’allonge, on n’en sort plus, sinon intimement transformé.
Avec le désir de traverser son propre miroir, Amélie Lucas-Gary est allé vers l’éveil.

Amélie Lucas-Gary, Ma Voix de dieu, conception éditoriale Pierre Geurts, conception graphique Antoine Lantair, Hématomes Editions (Liège), 2025 – 300 exemplaires

Pierre Henrion, Dans les rêves naît la chair, photographies Isabelle Arthuis, conception éditoriale Pierre Geurts, conception graphique Antoine Lantair, Hématomes Editions (Liège), 2025 – 300 exemplaires
https://hematomes.be/boutique/catalogue/hematomes/ma-voix-de-dieu-amelie-lucas-gary-maxence-mathieu/