Lettres du goulag, par Pavel Florenski, prêtre orthodoxe, philosophe, savant

Pavel Florenski

« Si c’est autorisé, envoie-moi deux ou trois oignons, car les carences en légumes peuvent être nocives. » (lettre de Pavel Florenski, envoyée de Moscou à son épouse Anna le 23 mai 1933)

Est-il utile de lire les témoignages des indésirables incarcérés ?

Faut-il, à la façon stoïcienne, s’imprégner de leurs récits afin que, notre tour venu, nous puissions essayer de prendre nos distances avec l’atroce logique de l’enfermement et des humiliations ?

Les goulags, centres de rétention, structures d’emprisonnement, lieux de quasi-non-droits, ne sont-ils pas en expansion un peu partout sur la planète ?

Publiées dans la formidable collection, Petite Bibliothèque, dirigée par Lidia Breda aux éditions Rivages, les lettres que le savant, philosophe et théologien orthodoxe russe Pavel Florenski (1882-1937) adresse à sa femme et ses enfants du goulag à partir de 1933 témoignent d’une grande force spirituelle.

De Svobodny, camp de l’OGPU, région de l’Extrême-Orient, 18 août 1933 : « N’engagez pas de démarches pour moi, s’il vous plaît, les gens me répugnent tant et j’en ai tellement vu d’eux que je ne veux plus me lier avec personne. »

Persécuté en raison de sa foi, le père Florenski, officiant en 1917 au monastère de la Trinité-Saint-Serge alors qu’éclate la Révolution, fut condamné à dix ans de réclusion, avant d’être fusillé dans le plus grand secret en 1937, et jeté dans une fosse commune près de Leningrad – il s’était opposé dès 1906 à la peine de mort, ses prises de position lui ayant valu déjà quelques mois de prison.

Même dans les pires conditions, cet homme remarquable continuait ses recherches scientifiques – notamment sur le pergélisol et les algues-, transmettant par ailleurs à ses proches, depuis un camp de l’Extrême-Orient russe  puis en mer Blanche où on le transféra soudainement, son amour et sa passion de la connaissance sur des feuilles, dont chaque quart, détachable, était destiné à l’un des membres de sa famille, son épouse Anna et ses enfants.  

Pavel Florenski s’inquiète pour sa femme, ses conditions matérielles, la fatigue d’avoir à élever seule leurs enfants, sa santé.

De Svobodny, le 16 février 1934 : « Tu essaies de me rassurer et m’écris que vous n’êtes pas trop dans le besoin. Mais comment pourrais-je croire ces paroles réconfortantes alors que vous étiez déjà dans le besoin, je le sais bien, quand je percevais mon salaire ? »

Manque affectif, souffrances diverses – presque toujours tues -, fatigue.

A la fin de l’été 1934, l’auteur de La Perspective inversée et de L’Iconostase – des ouvrages présentés comme majeurs en philosophie de l’art – est envoyé à Kem, en mer Blanche.

Lettre à Anna/Annoulia datée du 13 octobre 1934 – Florenski n’est désormais autorisé à écrire qu’une seule fois par mois : « A mon arrivée au camp, je me suis fait dévaliser dans une attaque à main armée et je me suis trouvé sous la menace de trois haches, mais comme tu le vois, je m’en suis sorti, bien que j’aie perdu mes affaires et mon argent. Une partie de mes affaires a été retrouvée du reste. Tout ce temps, j’ai eu faim et froid. Dans l’ensemble, ce fut bien plus pénible et bien pire que je ne pouvais l’imaginer en quittant la station de Skovorodino. (…) Je suis en bonne santé, mais j’ai beaucoup maigri bien sûr et je suis affaibli. (…) Je vous vois constamment devant moi, malgré le déclin considérable de ma mémoire et un état d’abrutissement général. »

3 décembre 1934 : « Mes chéris, comme je vous plains, comme j’aimerais vous procurer de la joie. Voici ce que je pense : si un jour je suis avec vous, alors je consacrerai mes forces exclusivement à vous. J’ai beaucoup travaillé dans ma vie, m’efforçant d’accomplir mon devoir. Mais tout s’est effondré, je ne peux et surtout je ne veux pas recommencer à zéro un travail scientifique de grande ampleur, je vivrai seulement pour vous, considérant que j’ai fait ce que j’ai pu pour accomplir mon devoir. »

Pensées obsédantes, monotonie infernale, désespérance.

24-25 janvier 1935 : « Quand j’examine mon cœur, je peux dire que je n’ai ni colère ni haine, je souhaite que chacun se réjouisse comme il peut. »

2 juin 1935 : « Je ne vous parle que de météo, bien que je pense sans cesse à vous, mais c’est impossible à décrire. Je me remémore le passé dans ses moindres détails, chacun de vous individ[uellement]. Je me souviens que j’attendais déjà Vassia trois ans avant sa naissance. Je sentais qu’il se trouvait déjà quelque part, mais j’ignorais où et comment. Dès qu’il est né, il m’a regardé. De toute évidence, il m’avait reconnu. (…) Je vous sens tous en moi, comme une partie de moi, je ne peux pas vous regarder de l’extérieur. »

Fallait-il donc lire ces lettres qui ne nous étaient pas destinées ?

Bien sûr.

On trouvera à la suite de ces missives sélectionnées par Emma Guillet, par ailleurs traductrice, un texte intitulé Testament, où Pavel Florenski, qui vécut des expériences mystiques attestées, transmet à son épouse comme à ses enfants des pensées capirales, leur enjoignant notamment de lutter contre le péché de l’envie et de la convoitise.

« Autant que faire se peut, ne soyez pas tristes à cause de moi, ne me pleurez pas. Si vous êtes joyeux et vaillants, vous m’apporterez l’apaisement. Mon âme sera toujours avec vous et si Dieu le permet, je viendrai souvent vous voir, je veillerai sur vous. »

Il écrit la 14 juillet 1922 : « Voici longtemps que je veux noter cela : regardez plus souvent les étoiles. Quand vous aurez l’âme en peine, regardez les étoiles, ou bien l’azur s’il fait jour. Quand vous aurez du chagrin, qu’on vous aura offensé ou que vous subirez un échec, quand vous sentirez une tempête spirituelle se lever en vous, sortez au grand air et restez en tête à tête avec le ciel. Vous âme s’apaisera. »

Pavel Florenski, Lettres du goulag suivi de Testament, préface, annotations et traduction du russe par Emma Guillet, collection Petite Bibliothèque dirigée par Lidia Breda, Editions Rivages, 2025, 208 pages

https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/lettres-du-goulag-9782743666354

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