Douleur et merveille de la précarité, par le photographe Richard Dumas

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copyright Richard Dumas

On connaît et admire généralement le photographe Richard Dumas pour l’intensité dramatique de ses portraits en noir et blanc parus dans les quotidiens Le Monde et Libération.

Travaillant en étroite collaboration avec la scène musicale française (Alain Bashung, Christophe Miossec, Dominique A) et internationale (Tindersticks, Timber Timbre), Richard Dumas photographie des survivants, des forces vibratoires puissantes dans une impression de chaos persistant.

L’art photographique est ainsi pour lui de l’ordre d’une passe magique.

Les éditions de Juillet publient aujourd’hui, sous un format de pochette de 33 tours, contenant, outre ses images, un disque du compositeur Olivier Mellano, une troublante série de dix photographies prises à l’occasion de l’incendie du Parlement de Bretagne, à Rennes, le 5 février 1994.

Des tableaux échappés du feu posés à même le sol, pitoyables et sublimes.

Et si Richard Dumas était aussi un grand artiste baroque ?

Où étiez-vous au moment de l’Incendie du Parlement de Bretagne, le 5 février 1994 ? 

J’habite à 200 mètres du Parlement, et pourtant je n’ai rien entendu durant la nuit où il brûla suite à une journée de guerre des rues entre C.R.S. et marins-pêcheurs qui manifestaient. C’est en allant chercher mes croissants le lendemain  matin, un samedi je crois, que j’ai découvert le gigantesque bâtiment carbonisé, son toit tout fumant encore, et couvrant l’odeur de mes croissants.

Le matin même, vous décidez de vous rendre sur place, et de prendre des images. Est-ce la première fois que vous ressentiez une telle urgence de témoignage ?

Je suis rentré chez moi  sans prendre le petit-déjeuner, me suis emparé de dix rouleaux de films 120 et de mon Rolleiflex, puis me suis rué sur les lieux.

J’avais depuis 1990 une carte de presse interne que nous délivrait le journal Libération et je m’en suis servi pour pénétrer dans le périmètre interdit.

J’étais excité  par le désastre. Cela peut paraître cruel, mais, comme vous savez, de la destruction peut naître enrichissement et découverte.

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Que représentent pour vous Rennes et son Parlement ? Est-il pour vous encore un symbole de l’absolutisme royal ?

A l’époque, franchement, je ne me préoccupais pas trop de ça. C’était pour moi surtout un palais de Justice. Des autonomistes bretons y avaient été jugés, c’est tout ce que je savais.

Je n’y avais même jamais pénétré.

Sur quels principes repose la suite des dix images, « Dégât des eaux », que vous avez pris soin de numéroter ? Comment avez-vous pensé leur chronologie ?

Pour le coup, c’est une des seules séries et non suite, puisque finie, que j’ai produite, dix images où les acteurs du drame sont les caractères des tableaux, ou fragments de tableaux, sauvés de l’incendie. L’ordre des photos est né simplement des accords que peuvent produire la proximité des images… De deux images côte à côte naît une troisième, dit Godard.

Avez-vous cherché à voir très vite les images que vous avez prises ou avez-vous attendu ?

Oui, j’ai développé et tiré rapidement, pour une fois. Je pensais que ça attirerait les gens de la presse, mais pas du tout finalement.

Enfin, ils ont beaucoup aimé la série, mais il n’y a eu aucune publication.

Vous photographiez des peintures rescapées, posées dans l’urgence à même les pavés, dans la rue. Sauvées des flammes, ne sont-elles pas des sortes de miracles ? Leur précarité ne fait-elle pas en ces instants de drame leur merveille ?

Disons que cet art classique, voire pompier, sans jeu de mots, ne sort pas souvent dans la rue, n’est-ce pas ? On dit souvent que le Musée ou l’Institution c’est la mort, et là justement la vie, la survie de ces tableaux, leur résurrection si on veut, était dans la rue. Là où les pompiers les déposaient, humides, lacérés, pour les sortir de leurs cadres brûlés, tout en marchant dessus, les premiers restaurateurs d’art, déjà sur place, travaillaient déjà.

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copyright Richard Dumas

Le feu comme l’eau sont iconoclastes. Que reste-t-il, lorsque l’on est photographe, quand il n’y a plus d’images ?

Lire L’Invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casarès… Il y aura toujours, et de plus en plus, d’images.

N’avez-vous pas construit, par le choix de vos cadrages, de vos sujets, des vanités baroques ?

J’étais alors très influencé par le groupe Joy Division, dont le chanteur s’était supprimé, et je me rappelle avoir entendu leur musique alors que j’arpentais les rues aux alentours du Parlement encore fumant. J’ai imaginé montrer mes photos à Ian Curtis, leur chanteur disparu.

On peut penser devant vos images, qui sont elles-mêmes de nature picturale,  à l’incendie de la Mairie de Paris et du palais des Tuileries par les Communards de 1871. Pourquoi la disparition d’œuvres d’art est-elle ressentie avec autant de violence ?

Cela me rappelle ce qu’avait répondu Picasso aux nazis qui visitaient son atelier et découvraient la peinture Guernica : C’est vous qui avez fait çà Monsieur Picasso? Non c’est vous, fut la réponse.  Imaginez ce que serait l’ampleur d’une destruction de ce simple tableau !

Etes-vous un photographe de l’incarnation, profondément catholique, c’est-à-dire agi par la volupté et la cruauté du visible ? 

Je dirais que j’ai un sens du sacré assez profane. Entre le gospel et le blues. Pour mesurer une grandeur, il faut en toucher les deux bouts.

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Avez-vous pensé votre série comme un oratorio ?

Je ne sais pas. Pour moi la photographie gagne à être dramatisée. Pour laisser un souvenir mémorable, une photographie doit recéler un secret original, unique, intrinsèque : elle doit être sa propre signature.

Vous êtes très proche de la scène musicale. Comment avez-vous rencontré le compositeur Olivier Mellano, qui a créé une œuvre musicale à partir de vos images ? Que lui avez-vous dit ?

Olivier Mellano est un ami de longue date, et  suite à une collaboration avortée, Olivier a eu cette idée de faire revivre cette série, en composant une pièce musicale pour chacune des dix images de la série.

Comment comprenez-vous les mots de l’écrivain Flannery O’Connor tirés de La Sagesse du sang placés en exergue du projet TAN : « L’endroit d’où vous venez n’existe plus, / Celui où vous pensiez aller un jour n’a jamais existé, / Celui où vous êtes ne vaut quelque chose que si vous pouvez en partir. » ?

J’ai choisi cette phrase de O’Connor, cette fantastique dame cruelle et tendre de la littérature américaine, parce qu’elle me semblait faire un bel accord avec la série des photos.  Quelque chose qui pourrait se dire d’une manière plus prosaïque : le présent est un cadeau du passé, et un présent au futur.

Propos recueillis par Fabien Ribéry

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TAN, images de Richard Dumas, musique d’Olivier Mellano, Les Editions de Juillet, 2016

Editions de Juillet

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Et pour le plaisir, ce portrait de Stuart Staples, leader des Tindersticks

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