Jean-Daniel Pollet, cinéaste présocratique, par Yannick Haenel, Dominique Païni et Philippe Sollers

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« Ce sont des rivages, des temples, des horizons de lumière. Il y a des amoncellements de pierres, des statues antiques, des pyramides, des barbelés ; il y a le sang d’un taureau sacrifié, un vieux pêcheur courbé sur sa barque, et des jeunes filles, à chaque fois une autre, à chaque fois la même : celle qui danse, radieuse, au son d’un accordéon, celle qui se coiffe et boutonne son tablier bleu clair, celle qui passe, endormie ou morte, sur une table d’opération. »

Quiconque connaît Méditerranée, film-essai merveilleux de Jean-Daniel Pollet (44 minutes, couleur), ne peut manquer de le retrouver ici, sous les phrases de Yannick Haenel, à l’orée d’un texte écrit à l’occasion de la sortie en dvd de sa version restaurée – accompagnée du non moins sidérant Bassae -, prélude à une plus vaste entreprise consacrée à l’édition intégrale des films de cet auteur pour qui le cinéma ne se distingue pas de la poésie comme hymne.

Méditerranée est un envoûtement procédant par l’entrelacement et la répétition de ses images, une invention de montage permettant de percevoir la substance du temps déployé dans un espace de soleil et de tragédies, de mort et d’innocence, de cruauté et de grâce.

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La connaissance d’un film de Jean-Daniel Pollet n’en réduit pas la portée, bien au contraire, puisque ce cinéma touche aux sources de la lumière et des mythes, et qu’il interroge le sens même de toute présence.

Méditerranée, ce sont des images, mais aussi le texte de Philippe Sollers, une montée de parole « battant la mesure des rapports que les séquences instaurent entre elles », une voix traversée par la puissance des images, et les traversant, finissant par les engendrer – étant montré par ailleurs que la voix précède le corps.

« Méditerranée date de 1963, écrit Yannick Haenel. A l’époque, il est à peine projeté en salles. Les Cahiers du cinéma en parlent cinq ans plus tard, en 1967 : dans un article admiratif et elliptique intitulé « Impressions anciennes », Jean-Luc Godard célèbre Pollet comme étant un cinéaste « plus courageux qu’Orphée », comme s’il devinait déjà que Pollet ne ferait jamais que ça : aller dans la mort et en revenir. »

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Avec beaucoup d’à-propos, l’auteur de Cercle rappelle la proximité du cinéaste avec le groupe des « présocratiques » de Tel Quel, façon d’affirmer qu’ici l’aiôn donne la mesure de la démesure d’une ambition poétique par l’image concernant l’éclair et la déchirure, non une quelconque reproduction de réalité.

Si Méditerranée est un événement, c’est que son régime d’images est de l’ordre d’une violente donation, comme si tout apparaissait pour la première fois, comme si rien ne lui préexistait qu’un ruban d’immémorial auquel rendre hommage en le recréant sans cesse.

Mais le dvd qu’éditent conjointement les éditions de l’Œil et La Taverse comporte d’autres surprises de taille, un texte de Dominique Païni intitulé Jean-Daniel Pollet, Jean-Luc Godard : la vocation des poètes, paru en mars 1995 dans la revue Trafic, évoquant la proximité du thème de l’Antiquité dans Méditerranée et le chaos contemporain (« Palmyre, Bassae et le Dieu Horus jouxtent, par la contiguïté imposée du montage, la métallurgie monumentale et la clinique mortifère du XXe siècle. »), tout en soulignant sa parenté d’avec d’autres films majeurs (Au bord de la mer bleue, de Boris Barnet, La Jetée, de Chris Marker, Providence, d’Alain Resnais, surtout Le Mépris, de Jean-Luc Godard), et les deux textes composés par Philippe Sollers pour Méditerranée (célèbre, à lire/réécouter), et Bassae (texte récemment ressuscité).

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Méditerranée sera donc « Rien n’est fermé… dans ce glissement / dont la blancheur s’assourdit… s’accentue… / Chaque surface possible, ici, / devient transparente… / ouvre sur des tableaux imprévus… oubliés… / ramenés en silence par cette mer blanche. / Tableaux ramenés et lentement rapprochés / les uns des autres… emboités les uns / dans les autres silencieusement… / Rien n’est fermé… dans ce glissement sourd… / On est dans son reflux… / Les pièces du jeu sont reprises… / Elles seront relancées… / Autres… et les mêmes… / de la même façon… et différemment »

Bassae, film-essai de 1964 sur un temple au cœur du Péloponnèse : « Un grand nombre d’événements nous ont retardés. / Au fond, nous n’avons pas cessé de nous détourner de / cette absence qui est là, / maintenant, qui est revenue et se présente sans rien demander. »

Voilà, comme d’habitude tout va mal, et tout va plus que bien dans la mer allée avec le soleil, l’affection, le bruit neuf et l’éternel retour du même.

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Jean-Daniel Pollet, Méditerranée / Bassae, textes de Yannick Haenel, Dominique Païni, Philippe Sollers, un dvd coédité par les éditions de l’œil et La Traverse, 2018

Editions La Traverse

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Les éditions de l’Œil

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