
Je voue une véritable dévotion à Saul Leiter depuis la découverte il y a quelques mois chez Steidl de ses travaux intimes, dans un ouvrage intitulé In my Room, constamment sur mon bureau.
On y perçoit en des nus magnifiques le désir intense d’un photographe envers les femmes qu’il invite dans son studio de travail, des amies, des amantes, comme une proposition de douceur et d’amour.

Célébré comme l’un des plus grands explorateurs de la photographie couleur, Saul Leiter (1923-2013) fut aussi un peintre attiré par l’abstraction et l’expressionnisme abstrait à la façon de Willem de Kooning.
Puisant ses motifs les plus récurrents dans l’énergie de la rue, l’intéresse avant tout le mystère de toute présence et la façon dont la réalité ne cesse de s’édifier de voiles.

Permanentes chez lui sont les figures des vitres, des miroirs, des jeux de fenêtres, des transparences plus ou moins floutées, des diffractions.
Les superpositions et effets de seuil ne sont pas des tropes d’enjolivement, mais des positions ontologiques.

En ses photographies s’inscrivent très souvent des lettres, des mots, des phrases invitant à une lecture quasi herméneutique de la réalité.
On peut les considérer comme des palimpsestes, des textes se recomposant de façon infinie.

Dans son travail en noir & blanc des années 1940-1950, Saul Leiter s’est attardé sur la présence juive à New York, sondant ainsi son milieu premier – son père rabbin n’accepta jamais la vocation de son fils.
Chez Leiter, l’apprentissage de la peinture entraîne le passage à la photographie couleur, l’artiste ayant regretté toute sa vie que son œuvre picturale ne soit pas plus reconnue.

Dans une monographie revue et corrigée pour la troisième fois, les éditions Kehrer Verlag, à l’occasion d’une vaste exposition à Munich, offrent l’occasion d’approfondir notre regard sur l’œuvre d’un photographe ayant essentiellement gagné sa vie dans l’univers de la mode.
On y décèle notamment l’importance de l’influence de Bonnard et de Paul Klee sur la première formation d’un esprit pensant le monde comme un vaste répertoire de lignes et de surfaces colorées.

Des passants vaquent à leurs occupations, mais l’on comprend qu’importe avant tout pour le photographe la question des justes proportions, de l’exil intérieur et de l’écran s’interposant sans cesse entre les individus et leur environnement immédiat.
Chez Leiter, la couleur pense, engloutit, rédime.

C’est un amer dans la tempête des jours, une manière de ne pas sombrer immédiatement dans la déréliction, de refuser l’abandon.
Le photographe aime les femmes, leur silhouette, le charme de leur pas.
Il les veut modernes et atemporelles, ouvertes au plaisir et porteuses de grâce.

En quelque sorte, elles l’apaisent.
Un parapluie rouge passe, alors que la neige tombe.
Ce pourrait être une photographie de Stéphane Duroy, mais loin, très loin dans la couleur, du Moloch de l’Histoire.
Saul Leiter, Retrospective, textes de Vince Aletti, Margit Erb, Adam Harrison Levy, Rolf Nobel, Ulrich Rüter, Carrie Springer, Ingo Taubhorn, Brigitte Woischnik, Kehrer Verlag, 2019, 296 pages – 155 images couleur et noir & blanc
Exposition Saul Leiter au Kunstfoyer der Versicherungskammer, Kulturstiftung, München (Munich), du 5 juin au 15 septembre 2019