
Les voluptés étranges et l’effroi joué habitent le travail de Philippe et Claire Ordioni, qui sont respectivement père et fille.
Leur domaine est celui du théâtre bizarre et du grand macabre.
Photographes forains, entre Méliès et Jean-Pierre Jeunet versant Delicatessen, ces deux-là inventent des clowns empêchés et des rois de burlesque noir pour des spectateurs ne craignant pas la fréquentation des marges du fantastique.

Poursuivant leurs recherches sur les portraits oniriques publiés par Arnaud Bizalion Editeur, leur dernier opus, BarOque à l’œuvre, nous permet d’accéder aux coulisses de leurs créations.
Les modèles n’ont ici rien des stéréotypies des corps avalés par l’univers de la mode, mais tout de la singularité des enfants du peuple cherchant à s’amuser d’eux-mêmes.
Il s’agit ici de faire trembler les identités figées, et de se laisser modeler par l’artiste qui saura révéler en chacun une puissance de fantaisie insoupçonnée.

Les corps sont déshabillés, fardés, perruqués, transformés en fantasmes s’élaborant dans ce contrefort du classique qu’est la baroque.
On bricole, attrape un presse purée, un bout de dentelle, un objet de vannerie, et c’est parti pour la métamorphose.
Loin d’être uniquement des exécutants, les modèles proposent, inventent, déroutent, ce sont de véritables cocréateurs.

Ils s’appellent Vincent Guis, Emmanuelle Ignacchiti, Hikiko Mori, Merlin Ordioni, Rodia Bayginot, et sont tous aussi géniaux que leurs démiurges.
Cette dernière est aussi préfacière, qui écrit : « au début, il y avait du sang partout, du faux sang comme dans les films, et du vrai. »
Le gore a reculé, au profit d’une galerie de personnages faisant songer à des Pierrot lunaires trash, ou des danseuses un peu cinglées.
Le fou rire idiot est alors cathartique.
Des tableaux vivants se constituent, dans l’héritage de la Renaissance flamande, et du cinéma muet, naturellement expressionniste.
La cuirasse intérieure est devenue jeu avec soi-même en d’étonnantes beautés de mirages.
Le temps du maquillage n’est pas anodin, c’est un moment d’échange, de confiance, d’acceptation de ce qui vient.

La peau se mue alors en espace de projection.
Des insolences d’enfants ont pris possession du studio de travail.
Au-delà de l’amusement avec les codes du fantastique vintage, il y a ici une douceur dans l’invention d’un corps à corps à objectif inédit.
Le témoignage d’Hikiko Mori ne trompe pas : « Devant l’objectif de Philippe, je ne suis pas une fille, je ne suis pas sexy, je ne suis pas une trentenaire, je ne suis pas une meuf en galère : je suis un monstre mythologique, burlesque et magnifique, j’instille la peur, le désir et le mystère. »
Comprenons alors le barOque ordioniste comme le stade ultime de la délicatesse.
Claire & Philippe Ordioni, BarOque à l’œuvre, préface Roydia Baugyinot, Photo#graphie, 2019, 112 pages
Site Claire et Philippe Ordioni