©Nicolas Fedorenko
« C’est le moment que j’ai choisi pour qu’on se retire discrètement dans une région de grands et de petits lacs : nos fenêtres donnaient sur l’eau où les oiseaux plongent, ma porte restait ouverte aux idoles et à la conscience universelle. »
On s’est demandé ce qu’avait bien pu faire le poète breton Paol Keineg durant toutes ses années américaines.
On attendait depuis longtemps une autobiographie, des révélations, des secrets, des aveux.
Mais le débondage n’est pas du genre de ce moine zen panarmoricain, plutôt l’humour, la causticité, le trait vif, et l’art de l’esquive.
En quatre-vingt-seize tableaux de quelques paragraphes sans marqueurs chronologiques fermes, l’écrivain nous raconte sa vie outre-Atlantique.
Vous vouliez tout savoir ? Vous ne saurez rien, ou presque, vous comprendrez un peu, vous inventerez.
Toute biographie est un mensonge organisé, l’écriture s’en délecte.
Balzac est mort, paix à son âme, Scènes de la vie cachée en Amérique, publié à Brest par Les Hauts-Fonds, peut commencer.
Nous sommes en 1979 à Providence, dans l’Etat du Rhode Island, ou un peu partout ailleurs, l’électron se conçoit libre.
Ici rien n’est asséné, tout est plutôt de l’ordre de l’affleurement, du roman existentiel syncopé.
Paol Keineg est seul, mais aussi souvent accompagné, par une femme, dont le visage inconnu peut changer.
« Il y a quarante ans de cela, au hasard d’une promenade dans Santa Cruz, je faisais avec elle mon dernier voyage. Elle le savait, je ne le savais pas. Je vivais dans l’impossibilité de vivre dans deux endroits à la fois, et les batailles perdues, les mauvais poèmes occupent péniblement mes nuits. / La ville de Santa Cruz est entourée de forêts où vivent cachés derrière les troncs ermites et sorcières. La seule différence entre ces forêts-là et la forêt du Krannou est le mot sierra, insurmontable. En bas, au bord du Pacifique, enfants et adultes dévalent en hurlant les montagnes russes en bois. »
Il y a du « nous », de la joute verbale, des réflexions sur l’époque de la mécanisation tous azimuts et de la standardisation des comportements, mais aussi sur la nécessité de rompre les amarres, le goût de l’espace, des élargissements, et la langue comme patrie, ou exil.
« Sorti d’une langue maternelle [le breton méprisé par la République] plongé dans une autre, puis dans une autre, et mon parfait manque d’amour pour celle dans laquelle j’écris. »
Dédié au poète finistérien révolutionnaire Kristian Keginer, Scènes de la vie cachée en Amérique ménage ses chutes, belles comme une autoroute de Caroline du Nord au moment où le soleil se couche : « Je m’approchais d’Asheville pour prendre le Blue Ridge Parkway en direction de Boone. Le coude gauche élégamment posé sur la vitre baissée, Bessie Smith à la radio, je ne savais pas que j’étais complètement heureux. J’aurais été bien surpris de l’apprendre. »
Il y a du Nicolas Bouvier ici – Le dehors et le dedans -, un peu de Michaux, de Kenneth White façon Les huit excentriques, et d’enfantillages godardiens (le maître en bonnet de nuit face à Anne-Marie Miéville).
Peu importe au fond les références, la poésie est un continuum d’expériences vécues à fond, voilà pourquoi on peut l’écrire en prose.
« Un conte est fait pour l’oreille. Il cherche à soulever l’imagination et je ne vois pas pourquoi je ne parlerais pas maintenant de mes jours tranquilles à Boone [au moins aussi sexy que ceux de Clichy pour Henry Miller ?], puisqu’il n’y a rien à en dire. »
Aller au hasard, vers le prochain champ, la prochaine ville, le prochain bar où l’on joue du bluegrass, la prochaine femme avec qui ne surtout pas se marier.
« A San Francisco, terrifié par les démarrages en côte, j’ai découvert les grandes femmes libérées et les faveurs du destin. »
Paol Keineg n’est pas hippie, mais, préférant les cheveux longs et les parias aux costumes trois pièces, le cœur y est.
Avec les chiens et les chats des rues plutôt qu’avec les parvenus, du côté de la discorde contre l’ordre, et avec « la grande famille des érables ».
« Quand nous avions visité la maison de Faulkner à Oxford, Mississippi, elle n’avait pas ouvert la bouche. Au contraire, prise d’un malaise, j’avais dû l’asseoir à l’ombre d’un magnolia qui perdait ses fleurs. Je me souviens de l’air tiède et du raffut des geais bleus. Je me souviens de la couleur de sa culotte et de son soutien-gorge. »
Il fut un temps où nous avions encore du temps.
L’écriture ne naît-elle pas quelquefois de l’implacabilité de ce constat ?
Il y a de l’élégie dans les Scènes de l’écrivain, des restes d’idéalisme, une errance intime, une honnêteté anti-intellectuelle.
« Je suis libre, oui, et attaché à un piquet. Et je m’adresse à Sartre qui vient de mourir : s’il faut se connaître pour être libre, à quel moment le devient-on quand on a tout misé sur l’instabilité des mots ? »
Ou : « Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Schopenhauer pour savoir que la passion amoureuse me distingue du chat qui dort dix-huit heures par jour. »
Mais pourquoi les Etats-Unis ?
« Personne n’aurait pu soupçonner l’ampleur de mon orgueil quand j’ai débarqué à JFK. Je venais de quitter des lieux saints pour les vérités pratiques. »
Tout pour l’aventure, l’amour, la langue, le tourbillon de ces nuées, et la possible rencontre de l’Ange du bizarre comme des mocassins d’eau.
« Je n’avais jamais vécu que dans un monde tourné vers la mort (Elle s’affiche en tout lieu), et la découverte d’un monde où on l’efface avec soin avait de quoi séduire. »
Pudeur, ellipse, art de l’instant.
« Elle me passe un joint et, comme je ne fume pas, je le passe à mon voisin. Elle me tend la main, je la prends par la taille, et nous sautons ensemble les trois marches qui nous séparent du monde de la rue. »
Prendre la route, se placer comme journalier dans une exploitation agricole, et conter pour payer son dû, même si l’on préfère se taire.
« Quel besoin avais-je de croupir dans mon coin ? Je suis parti. »
Les pensées sublimes ne nourrissent pas.
« Elle dort près de moi, je la touche du bout des doigts, elle aboie. Je le jure : elle a aboyé. Ce que bien sûr elle a nié, car une femme de sa qualité n’aboie pas, même pour rire. »
Paol Keineg ? Le lyrisme de l’anti-lyrisme, et la distance ironique masquant quelquefois les larmes, les regrets, les amours décomposées.
« Un chemin n’est jamais droit, et je lui réchauffe les mains en branchant le grille-pain. »
Vivre un mois entier dans un canapé à San Francisco, sur un banc public à Skokie, Illinois, devant une porte fermée en Alabama.
Comme Walter Benjamin, Paol Keineg transporte sa malle de livres, le petit Thoreau ne prend pas beaucoup de place.
Marches, stases, travaux forcés des jours.
« Des années de mélancolie m’avaient prédisposé au silence. Cependant, je ne parvenais pas à écarter les bruits de mon voisin sur sa poupée gonflable. On aurait pu m’accuser de jalousie. »
Mieux : « Nous avons pris le métro jusqu’à Canal Street et là, tendrement, elle a posé sa tête sur mon épaule, j’ai posé ma tête sur ses genoux. Nous faisons notre entrée dans l’informe absolu du bonheur. »
Mais l’amour pourrait être trop beau, Paol Keineg le fuit, et l’Amérique n’est pas assez grande pour cacher la peur du bonheur à deux.
« Depuis longtemps je ne croyais plus au paradis ni au paradis perdu, je tournais dans tous les sens sans croire un instant que c’était là la liberté. Franchement, j’étais épuisé. »
Vous savez ce qu’est une vie, vous, mes amis les grands singes ?
Lui, grognant d’abord, puis soudain d’eau claire et froide : « Je garde en poche je ne sais combien de clefs qui n’ouvrent plus de portes. »
Paol Keineg, Scènes de la vie cachée en Amérique, Les Hauts-Fonds, 2021, 116 pages
Les Hauts-Fonds – site officiel
Merci à Nicolas Fedorenko pour l’emprunt des deux peintures accompagnant cet article
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