Des cathédrales de solitude, par Gregory Crewdson, photographe

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©Gregory Crewdson 

Construites comme des plans de cinéma nécessitant une importante équipe et des moyens techniques de grande ampleur, les photographies de Gregory Crewdson, artiste né en 1962, relèvent de la mise en scène impeccable.

Livre compilant ses deux dernières séries (Cathedral of the Pines et An Eclipse of Moths), Alone Street, que publient les éditions Textuel après une première édition par Aperture Fondation, Inc., est une méditation en tableaux très maîtrisés – couleurs, lumières, détails – sur la mélancolie américaine, notamment dans les petites villes post-industrielles.

On pense immédiatement au maître Edward Hopper, qui peignit l’âme de son pays dans une impression de vide existentiel omniprésent.  

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©Gregory Crewdson 

Pour mettre au point ses images, il faut à Gregory Crewdson, photographe-réalisateur, plusieurs années, et des opérateurs de prise de vue, des machinistes, des électriciens, des producteurs, des chauffeurs, des directeurs de casting, enfin toute une régie.

Les tires de ses séries sont d’ailleurs pensés comme des génériques de film.

Il y a en son grand œuvre beaucoup de solitude et de silence.

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©Gregory Crewdson 

Souvent nus, isolés dans un cadre naturel, ou dans une habitation, ses personnages, la plupart du temps féminins, exhibent un désir sans emploi.

Personne pour les aimer, pour les caresser, pour les accueillir.

On ne sait pas quelquefois si le corps est humain, ou si, dépourvus de toute substance vivante, ce sont des mannequins de chair.

Les êtres se tiennent très droit dans le manque, dignement, la statuaire les inspire, Gregory Crewdson les pétrifie dans l’impossible.

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©Gregory Crewdson 

Jean-Charles Vergne, directeur du FRAC Auvergne, connaît bien son travail, qui signe la préface de l’édition française de son livre fascinant publié sous format italien : « Chaque œuvre est une image composite résultant du montage en postproduction de centaines de photographies. En donnant à voir un réel absolument net, les œuvres révèlent leur statut de pures images mentales. Il ne s’agit pas d’un hyperréalisme qui voudrait donner l’illusion du réel, mais d’un impossible réalisme. »  

Le sentiment de fiction est prégnant, un malaise sourd, une étrangeté.

Y aurait-il eu ici un crime ?

Qu’ont vraiment partagé ces deux femmes sans vêtements à l’arrière d’un pick-up garé en plein milieu d’une forêt ?

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©Gregory Crewdson 

Tout est naturel, mais tout est décor, construction, artefact.

La neige est tombée, il fait très froid, une odalisque façon Balthus est allongée sur un canapé près d’un homme absent.

Est-ce cela la famille américaine de la classe moyenne supérieure ? une maison confortable, une voiture confortable, et un corps glacé comme un lac d’hiver.

L’incommunicabilité est partout, nous faisons l’amour avec notre fantôme, nous sommes nus à ne savoir qu’en faire.

Quel que ce soit l’âge des modèles, il y a en chacun une force d’interpellation érotique et un besoin de tendresse considérables.

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©Gregory Crewdson 

Mais comment briser la glace ? Comment aller de la peau au cœur ? Les gestes d’accouplement ne suffisent pas, si le feu est absent.

Nous sommes des clowns tristes rêvant d’emportements, mais figés dans une attente sans solution.

Le sentiment de déréliction intime a gagné jusqu’aux paysages eux-mêmes.

Des douanes imaginaires nous arrêtent.

Dans un entretien avec l’actrice Cate Blanchett, Gregory Crewdson s’explique : « Ce qui me tient à cœur, c’est que les images semblent à la fois hors du temps et, paradoxalement, liées au moment que nous vivons. Je me donne énormément de mal pour évacuer des images tout indice de la vie contemporaine. Il n’y a pas de téléphones portables, pas de voitures neuves. Je veux que tout, dans l’image, soit en même temps banal et un peu usé, un peu cassé. »

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©Gregory Crewdson 

Travaillant par exemple avec des pompiers pour détremper des rues (série An Eclipse of Moths), le photographe pense en termes de repérages, de tournage, et d’immersion du spectateur.

Un secret semble déterminer chaque scène, mais c’est une énigme échappant à toute possibilité d’élucidation.

Un lampadaire est tombé, il y a eu une tempête, où est Dieu ?

Sommes-nous au temps de la parousie ?

Les tombes sont renversées, des édifices prennent feu, la police est désemparée, nous sommes peut-être morts, mais ne le savons pas vraiment.

En attendant de réveiller notre cadavre, préparez la machine à fumée, le spectacle doit continuer.

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Gregory Crewdson, Alone Street, entretien avec Cate Blanchett, préface de Jean-Charles Vergne, éditrice Lesley A. Martin, graphiste Duncan Whyte, fabrication Andrea Chlad, éditrice associée Samantha Marlown Editions Textuel, 2021, 164 pages

Gregory Crewdson est représenté à l’international par la galerie Gagosian, et en France par la galerie Templon

Editions Textuel

Gregory Crewdson

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  1. alainlecomte dit :

    Le FRAC Auvergne avait fait une magnifique expo sur Crewdson en 2016 avec Cathedral of the Pines et Fireflies

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