Enfances, par Aurélia Bécuwe, écrivain

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©Aurélia Bécuwe

« Moi, ma mère, quand je lui donne un dessin, elle le déchire, alors ça sert à rien que j’en fais. » (Marion)

Pour qui a connu ou vu des documentaires sur l’hôpital de Saint Alban (Lozère) et la clinique de La Borde (Loir-et-Cher), hauts lieux de la psychothérapie institutionnelle en France où œuvrèrent des psychiatres/psychanalystes hors norme tels que François Tosquelles, Jean Oury et Félix Guattari, il est frappant de constater, en ces territoires d’expérimentations de liberté, l’indifférenciation opérée au fil du temps entre les soignants et les résidents.

« La langue est un pouvoir ! La langue est un pouvoir ! Je ne vous demande pas d’oublier la langue que vous parlez déjà mais d’en apprendre une autre qui vous permettra de tenir tête. Aux avocats, aux médecins, aux banquiers, aux juges, aux patrons, aux contrôleurs. » (Aurélia Bécuwe)

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©Aurélia Bécuwe

Comment distinguer le médecin du patient ? Qui est l’un ? Qui est l’autre ? Où est la folie ? Qu’est-ce qu’un symptôme ? Les normopathes ne sont-ils pas les plus déments ?

En lisant Babeluttes, beau livre d’Aurélia Bécuwe publié chez Conspiration | Editions, ouvrage composé de deux récits parallèles se mêlant dans l’indiscernable – l’enfance de l’auteure, et celles des enfants vivant dans la précarité ou/et dans un déficit de repères et d’affection qu’elle rencontre chaque jour dans son milieu professionnel -, j’ai pensé à la belle aventure humaine précitée.

Histoires sans pathos, mais avec le goût de vivre et de se battre contre l’injustice de l’enfance violentée.

« Jules a raté un jour d’école parce que l’ascenseur est en panne. Maman ne voulait pas descendre et remonter deux fois par l’escalier pour l’emmener à l’école. »

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©Aurélia Bécuwe

Histoires de la misère, des misérables, des miséreux.

« Elle parle du RSA, du trop peu d’argent pour t’inscrire à une activité. Tu me demandes si tu peux aller aux toilettes, si tu peux aller à la bibliothèque, si tu peux avoir une craie pour dessiner sur le tableau. Tu l’as vue plus combative mais les compliments sur toi la désamorcent. Je parle de tes progrès en lecture. Elle répond que tu as des livres, les livres de la pharmacie. Elle hoche la tête et approuve. Elle t’a entendue lire en cachette dans ta chambre. »

Placement ? Pas placement ? Où est papa ?

Dire « petite pute » à un enfant vaut-il motif d’expulsion, d’exclusion, d’exfiltration ?

Que dira l’enquête sociale ?

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©Aurélia Bécuwe

Professeur en école primaire, Aurélia Bécuwe écrit les cris, les détresses, les carences, les situations drolatiques.

Choses vue/entendues, dirait Hugo.

Parmi les 119 fragments de Babeluttes, il y a celui-ci, beau et édifiant comme un koan zen dans un livre d’humour noir et d’absurde – écrit au style indirect libre : « La mèraPamela a traversé le rassemblement de poussettes et me fonde dessus. Faut absolument qu’on parle. Il s’est passé un truc insupportable à la récré et vous avez rien fait dans cette école de merde. Pamela a embrassé Jordy sur la bouche devant tout le monde. Je suis au courant. Ils ont joué au mariage avec « t’es pas cap bisou sur la bouche ». Ce sont des jeux d’enfants, ils étaient volontaires tous les deux et ne recommenceront plus. Scandale, incompétence, dangereux, pas acceptable. Je ne suis pas d’accord, j’insiste : jeu d’enfants. Alors brutalement elle se retourne vers sa fille et dans un cri : « on commence comme ça et après on se fait prendre dans les toilettes ». Pamela baisse les yeux, elle n’a pas besoin d’un schéma, elle n’a que 8 ans. »

Ainsi va le cours ordinaire des jours dans l’école de la République, si attaquée par des décideurs dont les enfants n’auront pas à craindre, en leurs établissements privés et côtés sur le marché de la rentabilité de l’insignifiance, des bisous sur la bouche par des petits dépravés hors-la-loi.

arbre et brume

©Aurélia Bécuwe

Tiens, voici Célia : « Célia me donne la recette des beignets. J’ai du mal à détacher mon regard du pou qui lui barre le front. Parfois je les entends tomber sur les cahiers. »

C’est la guerre Ferdinand, et la lutte des classes, vous n’entendez donc rien ?

« C’est à quelle heure la sortie ? / 16h45, Madame. / ça fait quelle heure ça ? »

Enfant, à la campagne où elle vivait, Aurélia Bécuwe fumait des tiges de clématites – elle est devenue écrivain, vous comprenez pourquoi.

Qui écrivit un jour, à la craie, au tableau : « Pétain COUP. »

Devenue maîtresse.

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©Aurélia Bécuwe

Des élèves : « Je ne veux pas passer 15 jours avec mes parents, je veux rester à l’école avec toi. » 

Accouchements, attouchements, confusions.

DDASS, foyer, éducateurs.

Scarifications, cicatrices, tentatives de sui, suici, suicide.

Maltraitances.

« Maîtresse, je t’ai dessinée au tableau avec ton nichon. / C’est un chignon, Prescilla, pas un nichon. »

La vie boustrophédon serpente entre les fondrières, s’effondre, se marre dans le désespoir.

« Une collègue, un vendredi soir, excédée : « mes enfants sont bien élevés, eux. » / « T’as dit quoi connasse de bouffonne ? » / La grande sœur dans un élan de rage charge. Je m’interpose, son poing se fige sous mon nez. »

Pratiquant le texte libre, Aurélia Becuwe invente, imagine, dispose, ponctue, monte : des saynètes, des pages de journal (années 1984 et 1985), des notations autobiographiques.

« Le jeu préféré dans la cour, c’est celui de la BAC. Après une course poursuite, un élève est plaqué contre le mur par deux autres. Ferme ta gueule, on va pas te violer. »

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©Aurélia Bécuwe

C’est le jour de l’improvisation théâtrale. Sujet : l’arbitre est mauvais.

« Samba s’est endormi sur sa chaise d’arbitres. Il doit peser 30 kilos tout mouillé. Il est guinéen. Sa mère parle uniquement Soussou. Samba élargit son vocabulaire en dévorant des Astérix et Obélix qu’il cache sur ses genoux pendant les cours qui ne l’intéressent pas. Les deux joueurs de ping-pong agitent des raquettes invisibles, râlent et réclament l’avis de l’arbitre. Samba dort, saute de sa chaise, mime la chute et hurle : « Bretzel ! » Quelques années auparavant Georges W. Bush s’était presque étouffé avec ladite pâtisserie. Nous nous écroulons tous de rire, j’en ai les larmes aux yeux. »

Page 63 : « La mère de Lila est dépressive. / La mère de Jules est dépressive. / La mère de Mégane est dépressive. / La mère de Sabrina est dépressive. / La mère de… »

Mais tout ça va s’arranger, n’est-ce pas ? Allez, Pétain COUP, ça ira mieux demain, ou pas.

« Maîtresse, c’est vrai que l’année prochaine il y aura tous les anniversaires en une année ? »

Reflet sur le chemin

©Aurélia Bécuwe

Une dernière, avant de tout relire : « J’apprends à mes élèves des techniques pour calmer les parents. « Mère, pourquoi me tancez-vous si vertement ? » est une de leurs phrases favorites. L’un m’assure que l’effet de surprise produit lui a laissé le temps de courir dans sa chambre et de s’enfermer. »

Mais, au fait, si vous n’êtes pas du coin (vers Lille, les Flandres, le Pas-de-Calais) et n’avez pas sucé comme moi enfant des babeluttes, il vous faut peut-être une explication.

Ce sont des caramels longs aromatisés au miel ou à la cassonade : qui en mange beaucoup ne parviendra plus à parler.

Vous comprenez.

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Aurélia Bécuwe, Babeluttes, graphisme et mise en page Christophe Linage, collection C/dix-sept, Conspiration | Editions, 2022, 140 pages 

Conspirations | Editions

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