De la réalité comme kosmos commun, par Jean-François Billeter, philosophe

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Héraclite d’Ephèse

« La plupart du temps, la réalité [physis] reste cachée. » (Héraclite, traduction de Jean-François Billeter)

Nous vivons comme des somnambules, nous dormons, ce que nous prenons pour la réalité est un songe.

Cette pensée n’est pas neuve, mais elle est généralement occultée, ou manquée dans sa dimension de révolution intérieure.

Relisant Héraclite, à partir de la découverte d’un livre brillant mais sur le fond insatisfaisant de Marc Froment-Meurisse, Héraclite l’Obscur (Galilée, 2020), le sinologue Jean-François Billeter, après avoir reconsidéré avec lui l’ordre de ses dits « fragments » transmis par la tradition philologique sans remise en question, s’est rendu compte que le philosophe grec n’avait cessé d’interroger la notion même de réalité.

Ayant vécu à Ephèse, de 576 à 480 avant notre ère environ, Héraclite est présenté comme « obscur », alors qu’il est évident et parle dans la clarté. 

Poursuivant les recherches menées avec Un paradigme, Esquisses et Le Propre du sujet, Jean-François Billeter a rencontré un auteur à la pensée universelle – on sait son conflit avec François Jullien, partisan d’un inconnaissable culturel quand le Genevois ne cesse d’évoquer des processus communs au sujet humain, d’où qu’il soit.

Héraclite n’est pas obscur, il est incompris.

« L’accumulation du savoir, déclare-t-il, n’apporte pas l’intelligence, sinon elle aurait rendu intelligents Hésiode et Pythagore, Xénophane et Hécatée. »

Il y a en effet l’éducation extérieure, plus ou moins parfaite, mais si découplée de l’éducation intérieure, bien plus essentielle encore.

Pour l’Ephésien, « penser juste » consiste à d’abord être conscient de notre nature de dormeur éveillé.

Nous croyons vivre, mais nous nous détournons en permanence – sauf, justement, dans les phases les plus intenses du sommeil – d’un kosmos commun, duquel le logos, en sa capacité à produire des mondes et des représentations, nous éloigne.

Pour s’en persuader, il faut s’asseoir tranquillement, faire taire en nous le langage, et tenter de nous accorder à la fois à plus large que nous, et au noyau de notre conscience communiquant avec celui de chacun.

Le jour et la nuit ne sont ainsi pas séparés, ils ne font qu’un.

Nous sommes enfermés dans nos projections fantasmatiques, et le langage qui les crée – « Les frontières de ma langue constituent les frontières de mon monde », écrivait Wittgenstein -, Héraclite nous invitant à « nous rendre conscients de notre conscience et de ses opérations afin de nous connaître et de penser juste. »

Nous vivons la séparation, mais tout est un, telle est la leçon du sage Héraclite, dont la pensée est d’essence gnostique.

Il y a au cœur de chaque personne un conflit plus ou moins émergé entre ce que nous croyons être le monde et la réalité.

« Parce qu’il faut suspendre en nous le langage et les effets qu’il induit pour prendre conscience de notre conscience et de ses opérations – parce qu’il nous invite à cesser pour cela de discourir, Héraclite s’exprime par des formules courtes qui sont des arrêts comme celles de la Pythie, dont le maître est Apollon. »

Relisant le Tchouang-Tseu, assemblage d’écrits hétéroclites composés par différents auteurs, Billeter comprend que le superbe « chapitre » 2 – texte anonyme rédigé vraisemblablement au IIIe siècle avant notre ère – développe une pensée similaire à celle d’Héraclite, et, peut-être, de tous ceux que la gnose fascine.

Comportant trois parties, ce texte commence par une scène où un personnage, à l’étonnement de son ami, semble s’être absenté en lui-même, ce premier lui racontant alors la grande vision qu’il a eue quand il était « absent ».

Premiers mots : « Appuyé sur son accoudoir, le regard perdu dans l’espace, Nan-kouo Tseu-ts’i s’est doucement vidé de son souffle ; il a comme perdu son corps. »

Durant le jour, l’homme, par ses canaux perceptifs exotériques, s’attache à tout ce qu’il perçoit, entraînant par-là ses émotions, alors que qui parvient à se soustraire de l’épuisant spectacle du dehors peut sentir monter en lui une joie immense – ayant perdu son moi et le réalisme naïf pour la connaissance euphorisante de la réalité supérieure.  

Comme chez Héraclite, la dimension du langage est regardée comme un possible enfermement, étant en outre incapable par son morcellement et la séparation qu’il induit de saisir le phénomène profond de la réalité qui est unité.

 Qu’il lise le philosophe grec ou le penseur chinois, Jean-François Billeter comprend que tous deux ont traité de la question du sujet, de son égarement dans le système représentatif par le truchement du langage, et de la véritable substance de la réalité.

Et de citer la fin géniale du « chapitre » 26 du Tchouang-tseu : « Les nasses servent à attraper le poisson, on les oublie quand le poisson est pris. Les pièges servent à attraper les lièvres, on les oublie quand on a pris les lièvres. Le langage sert à attraper ce qu’on veut dire, on l’oublie quand la chose est dite. Ah ! comme j’aimerais rencontrer quelqu’un qui oublie le langage pour m’entretenir avec lui ! »

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Jean-François Billeter, Héraclite, le sujet, éditions Allia, 2021, 56 pages

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Jean-François Billeter, Court Traité du langage et des choses, éditions Allia, 2021, 80 pages

Editions Allia

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