« Au-dessous de la ceinture, mon corps s’est desséché. La partie supérieure qui me permet encore de considérer l’existence est coincée dans une fourche d’un pêcher rabougri. Je vais mourir dans l’espace aérien, à deux mètres du sol. Le sort est ironique. »
Il me sera loisible désormais d’enseigner l’allitération de la consonne fricative non voisée « f » à partir de l’invention verbale du mage ordinaire, romancier et traducteur Lucien Suel, Flacons, flasques, fioles…, titre d’un recueil de courts textes jubilatoires confiés aux éditions Louise Bottu.
J’en lis un par jour, comme une façon de me désensorceler de la pauvreté verbale imposée par les puissances communicantes du moment, ce triomphe de la mort en gorge et esprit.
Et si vous étiez un ver de terre accroché à un hameçon, plongé dans la douce amniotique d’une rivière couverte de lentilles d’eau ?
« En pleine lumière, écrit le prosateur stupéfié, je me convulsé dans le poing d’un inconnu. Un ignoble harpon de métal s’enfonça dans mon intimité. Mes muscles meurtris furent sauvagement retroussés à l’intérieur de mon corps qui, par son poids, s’empala le long de la tige acérée. Une sourde souffrance irradia dans mon ventre. Le viol immonde n’épargna que le haut de mon corps. Désespérément, je secouais la tête. Mon persécuteur me lâche et je me retrouvai pendu à cinquante centimètres du sol, dans le soleil. Le métal me brûlait l’intérieur. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais encore en vie, encore conscient. »
Jusqu’à ce qu’une tanche ne vienne sucer le doux équilibriste.
On vit, on rêve, on est au cirque.
On se trémousse parmi « les gredins des gradins ».
Tout est spectacle, danse des spectres, musique polyphonique.
Exhibition, mise à mort, résurrection.
On se fait des scénarios.
Extérieur jour, gros plan, plan d’ensemble, léger panoramique.
L’amour, c’est l’infini mis à la portée des canettes.
« Il y a vingt minutes, j’étais encore entre tes bras. Tu me serrais contre ton grand pardessus gris, contre ton cœur. Tes mains tremblantes d’excitation avaient glissé sur mon étiquette. Lentement tes doigts remontaient le long de mon cou, caressant au passage mon collier d’étoiles. Puis, j’avais ressenti une vive douleur, tu avais déchiré ma protection. J’étais décapsulée. »
Ah, mon amour, décapsule-moi encore et encore !
Lucien Seul est du Nord, du côté des terrils, pas très loin des chenils.
« L’autre jour, j’ai rencontré Bukowski. / Oui ! Le vieux dégueulasse en personne. / Je me baladais dans les alentours du 11-19 à Loos-en-Gohelle. C’était un lendemain de fête… / Gueule de bois et crise de foie. / Une équation très personnelle. / J’essayais éperdument de retrouver une vision normale, mais rien à faire, mes neurones partaient dans tous les sens. / Et, tout d’un coup, je l’ai vu, le vieux ! Il était appuyé contre un arbre. Il me souriait. / C’était trop ! / Le vrai méli-mélo dans mon cerveau. / Il m’a dit dans un français parfait / : « Fiston ! Ne mets jamais du jus d’orange oxydé dans ta vodka ! » »
Maman, j’ai perdu la foi, papa s’est fait greffer du foie, maintenant je crois.
La vie est drôle, ayant la tête quelquefois d’un éleveur de porcs – que Dieu protège les porcs.
« Guy Tarbas était triste, marchant sur la petite route goudronnée parsemée de bouses de vache fraîches. Guy Tarbas était triste, marchant dans le calme du matin, il éclata d’un rire inextinguible, un rire assourdissant qui fit se taire les moineaux et les merles. Il riait d’un rire qui fait mal, un rire à l’eau comme disait sa grand-mère. Guy Tarbas riait et pleurait. Il pleurait parce que Marilyne le trahissait avec Adolphe. Maryline, sa femme, avec Adolphe, l’éleveur de porcs, son voisin. »
Depuis quand n’a-t-on pas vu Jean-Paul Sartre se promener le long de la Scarpe, aux côtés de Spaak, le chien, « très bon aboyeur », une sorte d’épagneul ?
Luciel Suel ? un concentré d’orgone.
Lucien Suel, Flacons, flasques, fioles…, éditions Louise Bottu, 2013, 84 pages
On trouvera aussi aux éditions Louise Bottu un recueil des chroniques de l’excellent Philippe Chauché publiées dans La Cause littéraire, lecteur construisant ses critiques comme autant de rencontres et de partages, défendant à la fois la politique des auteurs et des (petits ou puissants) éditeurs.
On y retrouve ou découvre des noms et œuvres résistant à l’époque de l’obsolescence programmée (on saluera l’éclectisme du passionné) : Manuel Vilas (le grand Ordessa), Georges-Marc Benamou, Michaël Ferrier, Thibault Biscarrat, Philippe Sollers, Gérard Guégan, Eric Plamondon, Pascal Boulanger, Pascal Quignard, Didier Ben Loulou, Roland Jaccard, Yves Charnet, Guillaume Basquin, Thomas Vinau, Gabriel Matzneff, Marc Pautrel, Eric Laurrent, Adrien Bosc, Roman Dormant, Frédéric Pajak, Christian Laborde, Jérôme Lafargue, Quentin Mouron, Patrick Dubost, Jean-Louis Comolli, Nicolas Idier, Michel Bernard…
Mais En avant la chronique ! est aussi accompagné de réflexions concernant l’art de la chronique littéraire selon Philippe Chauché lu par Léon-Marc Levy (directeur de La Cause littéraire), Frédéric Aribit (écrivain), Carles Diaz (écrivain, poète, éditeur),
Et par Josyane Savigneau : « Rendant compte de Hemingway, Hammett, dernière, mélodrame, de Gérard Guégan, Chauché fait cette citation : « On ne devient écrivain qu’avec le concours de ses oreilles. Si vous savez écouter, vous saurez trouver les mots justes. » Cette phrase s’applique aussi à la critique littéraire. Et si, lorsqu’on voit la signature de Philippe Chauché, on a la certitude que l’article est de passionnant, c’est parce qu’il lit en écoutant, « avec le concours des oreilles ». Et parce qu’on est assuré de son honnêteté intellectuelle. »
Allez, en avant la lecture !
Philippe Chauché, En avant la chronique ! contributions de Josyane Savigneau, Léon-Marc Levy, Frédéric Aribit, Carles Diaz, éditions Louise Bottu, 2020, 172 pages