Goya face au chaos, par Stéphane Lambert, écrivain

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Autoportrait avec le docteur Arrieta, Minneapolis Institute of Art, 1820, Francisco de Goya,

« L’art fut pour moi l’apprentissage de notre communauté dans la solitude. A force de rôder devant les œuvres, et d’éparpiller mes sensations, la nécessité de comprendre l’origine de mon attrait s’imposa. »

L’antithèse, ou la figure oxymorique, est la frappe morale et esthétique de Stéphane Lambert.

Republié chez Arléa dans une belle édition de poche avec des reproductions en couleur, alors que paraît L’apocalypse heureuse, dont j’ai rendu compte dans L’Intervalle, Visions de Goya (prix André Malraux de l’essai sur l’Art, en 2019) est sous-titré L’éclat dans le désastre.

L’écrivain belge installé en France ne cesse de se poser la question de ce qu’est véritablement un acte de création, en se demandant si la vie déployée dans une œuvre d’art n’est pas finalement plus réelle ou plus vraie que celle des jours d’exil prenant la forme d’une malédiction ontologique.

Les peintures noires de Goya – issues de la dénommée « maison du sourd » et conservées au Prado, dans la capitale espagnole – sont un exemple sans précédent peut-être d’un homme ayant affronté ses démons en regardant en face le diabolique.

« Qu’est-ce que le noir ? Une couleur qui a sombré dans les ténèbres ou un fond remonté à la lumière ?  Une illumination nocturne ? La teinte de l’univers ? Un voile atténuant la violence d’une scène ? L’envers d’une vision ? L’au-delà de la fête ? Le ferment de la folie ? »

La peinture pour Stéphane Lambert est un territoire d’intensité poétique et émotionnelle, que les mots permettent de prolonger et d’explorer.

« Je me demande combien l’écriture n’a pas été une manière de prolonger mon trouble devant la peinture, de devenir un peintre avec des mots, d’explorer le mystérieux contenu de mon regard. »

Considérant l’œuvre de nécessité comme un trait d’union entre deux intimités exposées, l’auteur de Fraternelle mélancolie (2018) trouve dans l’aventure artistique la possibilité d’un dialogue avec lui-même – d’une confirmation donnant le courage d’exister -, mais aussi d’un débordement.

« Voir, poursuit-il, c’était pousser le langage hors de ses automatismes, c’était entrer dans l’ouvert – voir c’était commencer à écrire. »

Maintenant, l’écrivain est à Madrid, remarquant : « Il doit y avoir dans son sol de noir ferments qui contrecarrent les effets de la lumière. »

Les peintures noires, évoquant les ténèbres intérieures d’un peintre connaissant le sublime de l’effroi, fascinent autant qu’elles provoquent un effet de répulsion chez leur spectateur.

Goya, qui souffrit d’une forme de surdité de l’ordre d’un égarement psychique, serait-il double, à la fois malade et guérisseur (voir la superbe huile de 1820, se trouvant au Minneapolis Institute of Art, le mettant en scène au côté du docteur Arrieta), comme l’écrivain qui le contemple cherchant dans la résolution d’un conflit personnel un surcroît d’énergie ?

S’étant portraituré de nombreuses fois, à l’instar de Rembrandt, il y a du grotesque chez le peintre mort en exil à Bordeaux en 1828, de l’ironie, de l’ambiguïté, et des gestes de sacrilège.

Après avoir analysé quelques peintures majeures, L’été (1786-1787), Christ en croix (1780), Famille royale de Charles IV (1800-1801), la Maja nue (1800) et la Maja habillée (1805), La Forge (1815-1820) et Autoportrait dans l’atelier (1790-1795), L’Enterrement de la sardine (1808-1812), Stéphane Lambert observe les peintures noires comme en apnée.

Ces œuvres ne répondant à aucune commande témoignent d’une solitude abyssale : « L’idéal des Lumières n’avait pas sorti le monde de l’obscurité. Il avait enfanté le dépit. Le savoir n’avait pas empêché le pire. Tout au plus avait-il accéléré sa progression. »

Titres des peintures noires, dont quatorze, sur quinze, sont exposées dans le musée madrilène : Le Géant, Le Vol des sorcières, Oiseaux morts, Asmodea… et l’étrange et stupéfiant Perro semihundido, « chien à moitié enfoncé », dont on ne cesse d’interroger la profondeur de signification.

Un animal sort de terre, ou peut-être est-il saisi au moment de son engloutissement.

Ce chien piteux, c’est nous, c’est l’autre, c’est l’humaine condition.

C’est la mise à mort et la résurrection du Christ.

« Arrière. Tel pourrait être le préfixe générique de chacune des peintures noires. Arrière-monde. Arrière-vie. Arrière-décor. Arrière-pensée. Ce que la vue obstrue par son trop grand flamboiement, ce que la conscience cache à l’esprit, ce que le savoir ignore, le peintre agissant comme un rêve le sort de sa réserve nocturne. Arrière ! Telle pourrait être l’injonction de chacun des sujets lance au spectateur médusé en lui rappelant combien ses gestes ne lui appartiennent pas. »

Inhumé sans tête en 1828, Goya l’Aragonais est à la fois le mystère et la clarté, le combat de l’ombre et de la lumière, de l’esprit qui toujours nie et du miracle de la survie.

Nous disparaissons, nous nous cognons contre les parois de la déraison, mais il y a quelque part un Christ au torse blanc dont l’amour est inconditionnel.  

Stéphane Lambert le cherche.

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Stéphane Lambert, Visions de Goya, L’éclat dans le désastre, Arléa, 2022, 136 pages

Stéphane Lambert – Arléa

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Se procurer Visions de Goya

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