Soigner, éthique de l’infinitif, par Jérôme Jean, photographe, et Anton Beraber, écrivain

©Jérôme Jean / Anton Beraber

Il me plaît beaucoup de recevoir, sans (presque) rien connaître des auteurs, le photographe Jérôme Jean et l’écrivain Anton Beraber (trois livres chez Gallimard, dont le récent Braves d’après), le petit livre simplement agrafé Sôma sêma, dont le titre sonne comme un mantra, une formule kabbalistique ou un schibboleth.

Quel sens donner aux mouvements agitant notre corps ? Quelle étiologie ésotérique ? Quelle portée symbolique ?

©Jérôme Jean / Anton Beraber

Le dispositif est simple, reposant à la fois sur l’ellipse et la complémentarité des regards : est associé à chaque photographie un texte court et dense, l’ensemble étant classé par ordre alphabétique des verbes à l’infinitif ayant déclenché l’écriture, et peut-être le désir de voir, sans que l’on sache vraiment qui précède qui : amalgamer, apaiser, appeler, approcher…

Jérôme Jean est un Protée multipliant les approches esthétiques – jeux de couleurs et de matières, art de la distance, flou/net, abstractions figuratives – sur fond de silence et d’introspection, alors qu’Anton Beraber manie avec art le scalpel des mots.

©Jérôme Jean / Anton Beraber

Il y a ici du collage surréaliste, des assemblages, des amalgames, une sorte de pâte primitive d’où surgira peut-être le dernier dieu heideggérien.

Parce que la solitude nous étreint tous et que nous brûlons d’une même acidité de mélancolie, travailler à deux, se jeter des défis, s’amuser de ce qui vient, chercher des remèdes. 

L’infinitif est un duratif – arriver, attendre, changer… -, tout est processus, rencontre de l’apollinien et du dionysiaque, tao du cœur.

©Jérôme Jean / Anton Beraber

Comment faire correspondre la supposée permanence du moi et l’impermanence des cellules ?

Verbe Cicatriser : « Ou pas. Ou mal. Il faudrait ne jamais finir de cicatriser car, alors, comment nos vieilles maîtresses nous reconnaîtraient-elles ? Que la peau ne garde pas jusqu’au bout l’empreinte des coups reçus nous devrait la faire considérer avec méfiance : comme ces sables où, quelque profond qu’on l’enfonce, le bâton ne parvient pas à fixer notre nom. »

Je ne sais pas exactement pourquoi, mais j’ai l’impression que les deux compères sont des médecins iconoclastes (medicine men, sens large).

©Jérôme Jean / Anton Beraber

Qui soignent avec les mots, avec les images, avec le troisième œil naissant entre les deux.

Esculape colorie, entrebâille, entre, erre, fige… et toujours coupe, tel Thésée, la tête de la Méduse qui nous pétrifie.

J’aime beaucoup l’entrée doucement ironique puis directement violente Colorier, alors que le ciel d’hiver est griffé de rameaux noirs enchevêtrés : « Je profite de ce dictionnaire pour interroger l’ensemble des professions de santé au sujet de leur goût pour Monet, Claude ; pas une salle d’attente sans qu’ils n’y affichent une reproduction. Un code ? Ou bien se consolent-ils dans ce XIXème siècle scintillatoire du ton de soupe tournée qu’a pris le nôtre – façon de vérifier par la présence d’un échantillon témoin comment désormais la mort progresse dans les formes du beau, l’irrémédiable appauvrissement de nos fluides, comment tout retombe et tout pue. »     

©Jérôme Jean / Anton Beraber

L’adjectif « scintillatoire » n’est-il pas sublime ?

Sôma sêma est un exercice d’anthropologie sauvage dont l’allure est savante – un dictionnaire, rien que ça -, et une défense, politique, des moines-soldats du soin en temps de pandémie.

Fuir – un homme en noir & blanc marchant (la nuit ?) dans une rue brillante de pluie, non loin d’une poubelle dégorgeant des sacs plastiques – pourrait être une image hallucinée de Jean-Philippe Toussaint ?

Nous manquons de mots pour désigner ce que nous vivons, mais il y a la friction des phrases et des images, ainsi que les sons (de l’angoisse à l’éclaircie) de Aaego1 accompagnant le fanzine – lien à télécharger donné ci-dessous.

©Jérôme Jean / Anton Beraber

Verbe Marcher : « Saisir l’intervalle entre les êtres. Le monde est plus vaste qu’ils nous font croire. Le prix des carburants jouera son rôle. Noter géographie abandonnera peu à peu le kilomètre pour le pied : changement d’échelle dont il faudra tirer les conséquences au clair – sur les rêves, sur la folie. Les sages de nouveau diront : Je ne sais pas. Naître et mourir en deux endroits distincts ne pourra plus être qu’une récompense ou un châtiment. »

Il faut partir, oui mais où quand il n’y a plus de dehors et que la dystopie est là ?

« La première nuit dehors les visions seront surprenantes : plus nettes, plus significatives et voilà que les femmes y connaissent votre nom. On comprend vite que personne ne nous attend nulle part. on n’a plus mal. Notre autorité s’étend sur le monde au fur et à mesure des rétrécissements de l’estomac. Nous sommes à la fois l’été et l’incendie. Nous n’apprenons la langue de personne. Certains en meurent d’émerveillement. »

Après L’Insurrection qui vient (2007), on peut plonger dans les mystères de Sôma sêma (2022), tout a empiré, mais il faut chercher sans relâche les voies du ralentissement – la possibilité d’une vie intérieure -, et s’unir encore.

En formant une communauté inavouable ou/et désœuvrée ?   

Jérôme Jean & Anton Beraber, Sôma sêma, mise en page Une touche de Bleu – Christelle de Araujo, autopublication, 2022 

Ecouter Carecure – musique par aageo1

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