
Se souvient-on en France que Napoléon, devenu empereur en 1804, fit la guerre au Portugal en 1807-1808, en 1809 et en 1810-1811, parce que le pays lusophone refusait de participer avec lui au blocus de la Grande-Bretagne, accueillant dans ses ports les navires de la couronne britannique ?
« Plus que de grandes batailles de camp ou de sièges, précise l’historien Luis Alburquerque, ces invasions françaises ont surtout pris la forme de combats, d’escarmouches, de pillages, de destructions, de représailles… »

Ces actes de guerre firent probablement plus de cent mille morts, et laissèrent sur le territoire portugais des blessures profondes, avant que l’oubli ne recouvre de silence le nom des victimes et les lieux des homicides.
Né au Portugal en 1954, le photographie Valter Vinagre, fort de ce constat, a ainsi pensé Homem Morto Passou Aqui, ouvrage superbement dessiné, comme un mémorial fantôme évoquant ce déni de reconnaissance historique en images conçues comme des tableaux à explorer.
Construite autour d’un vide prenant une valeur substantielle, sur les lieux mêmes des crimes oubliés, le corps de chaque photographie peut être considéré comme le corps absent de chaque assassiné qu’elle métaphorise par sa densité trouée.

Il ne s’agit pas à proprement parler de faire parler des paysages muets, mais de faire entendre, très intérieurement, dans la conscience des spectateurs les plus recueillis, un cri étouffé, un râle, une agonie.
Précisément légendées – Valter Vinagre indique aussi l’heure de la prise de vue -, les images aujourd’hui porteuses d’un calme olympien furent le théâtre de batailles sanglantes : on ne voit rien, il faut supposer, imaginer, laisser monter en soi une sorte d’effroi.
« Révélant une sensibilité plus attentive à ce qui se cache qu’à ce qui se montre, analyse Sandra Vieira Jürgens, Valter Vinagre se concentre sur la relation entre le visible et l’invisible, sur la présence de l’absence et sur l’impermanence des traces visibles d’événements qui ont eu lieu voici déjà plus de deux siècles. Il prend ainsi ses distances avec les visions mythifiantes et glorifiantes de la représentation historique, proposant une image du passé qui ne cherche ni à héroïser ses protagonistes, ni à monumentaliser le paysage. »

Le choix du cadrage en sa force centripète est donc ici essentiel, comme celui de la juste distance et du travail personnel introspectif.
L’anonymat des lieux, leur beauté ou même leur dimension pittoresque est à comprendre et recevoir dans la complexité des strates émotionnelles s’en dégageant une fois connues ou supposées les horreurs qui y furent commises.
Sandra Vieira Jürgens formule la belle notion d’« archéologie plane » pour désigner la part spectrale du présent, sa puissance contenue, son fin tremblement le reliant à la surface aimantée du passé évacué.

Publié conjointement par les Editions Loco (Paris) et Numéro (Lisbonne), Homem Morto Passou Aqui est un ensemble de paysages où l’ordinaire n’est jamais loin du sublime, ni la paix souveraine qui s’en dégage de la fureur meurtrière.
Un arbre calciné, une béance dans le sol, des ombres, un muret recouvert de végétation, une place vide, une rue de village, des façades d’églises, un pont de pierre, une route, un val.
A la façon de Thierry Girard et de sa série Paysages insoumis (Loco, 2012), Valter Vinagre offre du Portugal des points de vue inédits, parcourant son beau pays en poursuivant des fantômes.

Ses images sont donc hantées, et la nature représentée particulièrement résiliente, ou indifférente aux sordides petites affaires humaines.
Valter Vinagre, Homem Morto Passou Aqui, textes (portugais/français/anglais) Luis Alburquerque et Sandra Vieira Jürgens, direction du projet Nuno Anibal Figueiredo, assistant André de Quiroga, graphisme et maquette Laurence Chéné, Editions Loco (Paris) / Numéro – Arte e Cultura (Lisboa)