La danse des Bacchantes, 1849, Charles Gleyre
« Dévotion, masque merveilleux de l’instinct de vie ! Abandon au monde onirique accompli, qui apportera la plus haute sagesse morale ! Fuite devant la vérité, afin de pouvoir l’adorer de loin, voilée dans les nuées ! Réconciliation avec la vérité car elle est énigmatique ! Renoncement à la résolution de l’énigme, car nous ne sommes pas des dieux ! Avilissement voluptueux, se prosterner dans la poussière, repos bienheureux dans le malheur ! Le suprême dessaisissement de soi de l’homme, sans sa plus haute expression ! Glorification et transfiguration des motifs de l’horreur et des terreurs de l’existence, comme moyen de sanctifier l’existence ! Vie joyeuse dans le mépris de la vie ! Triomphe de la volonté dans sa propre destruction ! A ce degré de connaissance, il ne reste plus que deux voies, celle du saint et celle de l’artiste tragique : les deux ont en commun de pouvoir survivre alors qu’ils ont la plus claire conscience de l’inanité de l’existence, et cela, sans constater aucune déchirure dans leur vision du monde. »
Lorsqu’il écrit à 26 ans le texte resté inédit de son vivant La vision dionysiaque du monde, Friedrich Nietzsche (1844-1900) est déjà génial, tant pour sa capacité à inventer des concepts fondamentaux (l’apollinien et le dionysiaque), que par la qualité de sa langue.
Annonçant les pages de La Naissance de la tragédie, cette réflexion de jeunesse, publiée une première fois en 1928, est une synthèse admirable de la pensée et de l’ethos grecs trouvant leur point d’accomplissement dans le spectacle tragique.
Le tao nietzschéen procède d’une opposition permanente entre le monde apollinien (le voile du rêve, la mesure, l’apparence, le beau) et le dionysiaque (l’ivresse, l’extase, la destruction, la guerre), ces deux dimensions structurant la psyché comme l’ordre de l’univers ne cessant de tourbillonner et de se mêler.
Incipit : « Les Grecs, qui expriment et taisent à la fois dans leurs dieux l’enseignement ésotérique de leur vision du monde, ont institué comme double source de leur art deux divinités, Apollon et Dionysos. Ces noms représentent des styles contraires dans la sphère de l’art, et quoique s’avançant côte à côte en un conflit presque sans fin, ils semblent s’être unis une seule fois, au moment où le « vouloir » grec était à son apogée, dans l’œuvre d’art qu’est la tragédie attique. C’est en effet grâce à deux états que l’homme conquiert la sensation du délice d’exister, le rêve et l’ivresse. »
Quelle est pour nous, modernes, qui ne nous rassemblons plus dans les amphithéâtres de plein air, la forme de notre catharsis ?
La guerre (relire Ernst Jünger) ? la musique ou/et le sport vécus en foule ? le débordement érotique ? Les achats compusilfs le jour de l’ouverture des soldes ?
Apollon, dieu de l’art, est jeunesse éternelle, perfection, calme solaire, belle apparence, acmé de culture, quand Dionysos est oubli de soi, instinct, violence, pure nature.
« Le type de l’artiste dionysiaque, avance Nietzsche, ne consiste pas dans l’alternance entre lucidité et ivresse, mais dans leur simultanéité », celui-ci devant être tout à la fois « sous l’emprise de l’ivresse et reposer en lui-même tel un veilleur au guet », cette simultanéité marquant en outre « le point culminant de l’hellénité ».
Il nous faut des fêtes pour le rachat du monde (Rousseau ?), une idéalisation de l’orgie, une paradoxale liberté de démesure.
En certains passages – en voici un exemple -, Nietzsche atteint véritablement la dimension d’un poète particulièrement inspiré : « Un messager rapporte qu’il est monté, accompagné de ses moutons, au sommet des montagnes, dans la chaleur de midi : c’est le moment opportun et le lieu propice pour voir ce qui ne peut être vu ; à cette heure, Pan s’est assoupi, le ciel est à l’arrière-plan immobile d’une gloire, à l’heure où le jour se lève. Le messager observe trois chœurs de femmes sur un alpage, allongées en essaim, à même le sol, dans une posture pleine de décence : plusieurs se sont adossées aux troncs des pins : tout est endormi. Soudain, la mère de Penthée est saisie de soubresauts nerveux, le sommeil s’est dissipé, toutes se lèves d’un bon, en signe de noble obéissance ; les jeunes filles, aussi bien que les femmes, laissent tomber leurs boucles sur les épaules, on réajuste la peau du chevreuil quand, durant le sommeil, les liens et les lacets s’étaient dénoués. On se ceint de serpents léchant innocemment les joues, certaines femmes prennent dans leurs bras de jeunes loups et des faons pour les allaiter. Toutes s’embellissent de couronnes de lierre et de tresses, un coup de thyrse sur la roche, et l’eau surgit, bouillonnante : un choc de canne sur le sol fait jaillir une source de vin. Du miel doux perle des branches, et quand l’une caresse à peine la terre du bout des doigts il s’en libère un lait blanc comme neige – voici un monde totalement ensorcelé, la nature fête sa réconciliation avec l’homme. Le mythe raconte qu’Apollon aurait reconstitué Dionysos démembré. C’est l’image neuve, inventée par Apollon, d’un Dionysos sauvé de son déchirement asiatique. »
La réalité olympienne est lumineuse, et le culte que les hommes rendent aux dieux est tout sauf angoissé, un sentiment de vie débordant et de confiance devant accompagner leur vénération.
L’hellénité est union du beau rêve et de la souffrance, de la lumière qui permet le discernement et des aveuglements.
Pour un moderne, pour Nietzsche, cette double dimension d’antagonisme et de complémentarité pourra se retrouver au suprême dans la musique de Wagner.
Friedrich Nietzsche, La vision dionysiaque du monde, traduit de l’allemand et présenté par Lionel Duvoy, éditions Allia, 80 pages