
Sketch for Several Circles, 1926, Vassily Kandinsky
« Or, la vie veut croître et s’intensifier ; pratiquer la musique, c’est en faire l’expérience. » (Marie-Pierre Lassus)
Du livre Le son de l’âme, de Marie-Pierre Lassus, enseignante-chercheuse en musicologie à l’université de Lille, monte une joie spinoziste, c’est-à-dire d’accroissement de notre pouvoir de vie.
Nous sommes peut-être arrivés à la fin d’une époque marquée par la logique désastreuse de la logique binaire, dualiste, oppositionnelle, pour entrer dans le grand tao de la pensée complexe et de la richesse des relations, omniprésentes entre tous les vivants, humains ou non, entre les époques, actuelles et passées, entre les espaces, physiques et invisibles.
Nourrie des réflexions de Gaston Bachelard, Friedrich Nietzsche, Carl Gustav Jung, et Jean-François Billeter (liste non exhaustive), Le son de l’âme nous propose d’aller vers le cri (le cante jondo des artistes gitans et analphabètes d’Andalousie cherchant le duende), vers le noir (dans un processus alchimique de transmutation), vers la libération d’une énergie, atemporelle, nous unissant tous.
En cela, la musique est un art privilégié de communication supérieure entre les âmes, capable d’ouvrir en nous des zones psychiques insoupçonnées.
A partir d’une extase ou expérience d’expansion de l’être ressentie au musée Guimet lors d’un concert de bols tibétains (dissolution du moi/corps transi/pleurs de lumière/joie intense), Marie-Pierre Lassus propose dans son ouvrage publié au Cénacle de France (Bruno Traversi) de pénétrer dans le mystère de l’écoute, non d’une façon érudite – même si le texte est celui d’une universitaire connaissant parfaitement son domaine -, mais d’une façon poétique, et même d’état d’urgence poétique.
Questionnant la responsabilité des artistes, la chercheuse rappelle cette nécessité pour eux de bâtir par leurs œuvres « une maison de l’âme », hospitalière pour tous.
Schiller n’a-t-il pas, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique (1795), développé cette idée de la beauté comme partage et âme commune ?
Notre tâche est aujourd’hui plus que jamais – avant que la distanciation ne soit définitivement un mode de gouvernance accepté par le plus grand nombre comme une évidence – de tisser, tresser, et d’inventer un nouveau paradigme relationnel intégrant la conjonction des contraires (Soi jungien).
Marie-Pierre Lassus appelle art l’énergie provenant d’une intensification de l’expérience, une levée d’un pouvoir, d’un sentiment d’exister supérieur, quand les individus sont confrontés aujourd’hui à « la maladie de la responsabilité » et à une expropriation d’eux-mêmes par l’arraisonnement de la technique omnipotente en son versant d’asservissement.
Dans La France contre les robots, Georges Bernanos a bien pointé ce symptôme de l’époque des temps (mal nommés) modernes : empêcher quiconque d’avoir une vie intérieure.
L’art est articulation, trait d’union, engagement de la totalité des sens et du corps dans un mode de connaissance reposant certes sur l’invention et le savoir réflexif, mais aussi sur l’intuition, Le son de l’âme se situant dans la logique des correspondances baudelairiennes.
Précisément analysé, l’auteur de Mon cœur mis à nu est cité : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? »
Nous avons à sentir et comprendre – l’art nous y aide, mais aussi l’amour et les grandes révolutions intérieures – que nous sommes des êtres de résonance (Hartmut Rosa, mais aussi Edouard Glissant), et que ceux cherchent à nous imposer une logique de séparation font dramatiquement fausse route.
Une élévation spirituelle est possible (Vassily Kandinsky), le non-savoir peut être une énergétique première (Gaston Bachelard), la construction d’une « éthique de soi » fondée sur l’expérience sensible (Michel Foucault) est une urgence.
Il n’y a pas de reste, mais une interdépendance permanente, « numineuse » (de présence absolue) pour qui sait la percevoir, dans la totalité du vivant.
N’oublions pas que le premier « hôpital psychiatrique » (terme impropre) fut créé dès le Moyen Age à Alep en Syrie (il a depuis été pulvérisé par les bombes) et qu’il soignait ou apaisait, en fonction du rythme de l’écoulement de l’eau d’une fontaine en son centre, différentes pathologies, notamment la schizophrénie.
Touchant directement le cœur, les sons nous transforment intérieurement – et les oreilles n’ont pas de paupières.
Rainer Maria Rilke appelle l’ouvert cette capacité à laisser venir à soi, sans projection, les harmoniques du vivant.
Il écrit dans Sonnets à Orphée : « L’âme est la basse continue qui résonne en chacun… Chacun perçoit en lui-même un chant natif qui l’accompagne sans interruption. »
Il faut comprendre la musique et l’art comme moyens d’intensification de notre vitalité, mise en relation avec la dimension d’immémorial en notre corps (« mémoire métamnésique » selon Bachelard), Marie-Pierre Lassus s’appuyant sur les œuvres de Mozart (Requiem), Maurice Ohana (dans la continuité Debussy-John Cage et de la musique comme expérience spirituelle), Edgar Varèse et Manuel de Falla (nuit de l’être et éveil de l’âme du Concerto pour clavecin, 1926) pour accéder à cette dimension de « profonder » si chère à l’art du chant premier/primal andalous (F. Garcia Lorca et José Bergamin sont cités).
Nous sommes, comme l’ensemble de la création, phénomènes vibratoires, échos, résonances directes et subtiles, dialogues muets mais opérants.
L’art comme processus d’intégration/transmutation et « soin de l’âme » est un jeu avec les forces nous agissant et possibilité de sensation enivrante de l’unus mundus.
Souvenons-nous ici, pour prolonger un peu, synthétiser et ouvrir le propos, du transcendentaliste Ralph Waldo Emerson écrivant dans La Nature : « Notre époque aime à revenir sur le passé. Nous élevons des monuments à nos ancêtres. Nous écrivons des biographies, des histoires, de la critique. Les générations passées ont vu Dieu et la Nature en face ; nous les regardons, nous, par les yeux de ces générations. Pourquoi ne nous donnerions-nous pas la satisfaction de nous mettre en relation avec l’univers ? Pourquoi n’aurions-nous pas une philosophie et une poésie à nous, au lieu d’une philosophie et d’une poésie de tradition ; une religion à nous révélée et non pas une religion transmise par l’histoire ? Incarnés pour un moment dans la nature dont les flots de vie coulent autour de nous et dans nous, conviés par toutes les facultés qu’elle nous octroie à agir de concert avec elle, pourquoi nous grouper autour des ossements calcinés et affubler la génération vivante d’un déguisement décroché à une garde-robe fripée ? »
Apprenons à voir, apprenons à danser, apprenons à tourbillonner dans la musique savante et immédiate de notre vie.
Marie-Pierre Lassus, Le son de l’âme, collection Le problème psychophysique, Cénacle de France (Avion), 2022, 352 pages
« La plus grande satisfaction que les champs et les bois puissent donner, est l’idée d’un mystérieux rapport entre soi et la végétation. Je ne suis pas seul là, ni un inconnu. Les plantes s’attachent à moi et je m’attache à elles. L’agitation des branches pendant un orage est chose nouvelle et vieille en même temps pour moi. Cela me surprend, et cependant cela ne m’est pas inconnu. – Cela produit sur moi l’effet d’une pensée plus grande ou d’une émotion meilleure, m’arrivant au moment où je croyais penser très juste et agir très droit. » (R.W.E.)

Ralph Waldo Emerson, La Nature, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Xavier Eyma, Folio sagesses, 2023, 96 pages
https://pro.univ-lille.fr/marie-pierre-lassus/

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