L’espace aux racines géantes, par Douna Loup, écrivain

Quel plaisir de retrouver avec Boris, 1985 (Zoé, 2023) l’écriture de Douna Loup, à la fois claire et trouée de silence, portant un propos fort tout en ayant conscience de la poétique de la langue.

Une voix est immédiatement là, c’est ainsi, et peu y arrivent.

Consacré aux raisons de la disparition mystérieuse à quarante-quatre ans au Chili, en 1985, de son grand-oncle Boris, son dernier livre est une enquête à la première personne s’approchant de l’ignominie d’un lieu, la Colonia Dignidad, et de l’enfer d’un régime politique hautement criminel, celui du général Pinochet.

Il n’y a pas de certitude, on ne peut formuler que des hypothèses, tout fuit.

Né en URSS au sein d’une famille juive, Boris Weisfeiler, exilé aux Etats-Unis, était un mathématicien exceptionnellement doué, dont l’une des passions était la marche dans des contrées lointaines (Chine, Inde, Canada).

« Il y a un site, précise l’auteure à l’orée de son livre, sur Boris Weisfeiler. Nourri par sa sœur Olga, qui a passé plus de trente ans à se battre pour obtenir vérité et justice. Des recherches, des procès, des voyages, et toujours ce même flou quant aux faits. »

Quelqu’un connaît bien la vérité, il faut rencontrer cette personne et recueillir ses aveux.

La version officielle évoque une noyade dans la rivière El Nuble, mais il se pourrait bien que le voyageur américain, pris pour un espion, ait été enlevé, séquestré et torturé non loin de là par des militaires, à la Colonia Dignidad, site d’une secte allemande de sinistre mémoire fondée par le despote Paul Schaefer dans les années 1960, transformé aujourd’hui en lieu de villégiature champêtre (avec spa).     

Douna Loup échange des lettres avec sa famille, cherche à rencontrer des témoins, se rend, avec ses filles, à Boston, pour converser longuement avec Olga et ouvrir de vieux albums photos.

Mais à peine arrivée en janvier 2019, la Française se blesse, se cassant le tibia et le péroné.

La vérité décidément résiste.

Paroles de Veronika qui a aimé Boris.

Paroles de Sergueï, vieux camarade de Moscou se souvenant des longues expéditions en solitaire menées par son ami jusqu’en Sibérie.

Paroles d’Anna, la fille d’Olga, qui accompagna souvent sa mère au Chili et l’aida dans ses démarches.  

Les chapitres sont courts, rappelant quelquefois la logique des versets, de l’incantation intérieure, ou de la prière.

Boris parlait peu, très conscient de la puissance créatrice de la parole, de son « effet papillon » infini.

Douna et ses filles prennent la route, Washington, D.C., Virginie, Caroline du Nord, entrant dans le rêve  du road movie américain.

Victime de l’antisémitisme de l’Etat soviétique, Boris fut contraint à l’exil pour exercer sa passion des chiffres comme professeur à l’université, arrivant sur le sol américain le 24 juin 1975.

Mais c’est maintenant l’heure du départ en avion pour Santiago du Chili (mars 2019), il faut se rapprocher des derniers lieux de Boris, aller encore plus près.

Rencontre de femmes engagées, Claudia, Magarita Romero, femmes courages se battant pour la justice dans un pays cherchant la paix par l’amnésie.

Douna Loup comprend mieux ce qu’était la Colonia où son grand-oncle a peut-être été torturé : « Pendant la dictature de Pinochet, à partir du coup d’Etat de septembre 1973, la Colonia devient un espace très utile pour la Dina (police secrète chilienne). Usine d’armement, lieu de torture, d’enfermement, la Dina y bénéficie de formation et d’expérimentation. Schaefer a testé pendant des années des tortures à l’électricité sur les enfants de la Colonia. La plupart de ceux qui les ont subies ont été rendus infertiles par les décharges reçues dans leurs parties génitales. La Colonia est directement opérationnelle pour les interrogatoires musclés des prisonniers politiques. »

Mais quelle idée étrange pour un Américain d’origine russe que d’aller randonner dans un pays connu pour sa dictature féroce ? Était-ce par pure inconscience ? Par esprit de liberté inconditionnelle ?

Comprenant que l’enquête menée par un détective privé sensé en découvrir davantage sur les circonstances du décès a été bâclée, de la même façon que le juge de San Carlo a très vite clôturé le dossier, la Française veut parler aux témoins susceptibles d’avoir côtoyé Boris lors de ses dernières journées, les carabineros (4) et les militaires (4) alors présents dans la vallée où il se trouvait.

Un témoin précieux est évoqué, Daniel, mais il semblerait qu’il ne s’agisse que d’un leurre.

Visite de la Colonia : « As-tu été emmené ici, Boris ? Y es-tu mort ? Où ont eu lieu les crimes, les meurtres, les tortures ? Comment cela se fait-il que la beauté demeure ? Pourquoi les champs semblent si doux ? Comment marcher ici paisiblement dans le soir qui tombe ? »

Paul Schaefer et ses sbires sont des coupables idéals, mais attention le mal n’est pas que pure extériorité, Douna Loup se livrant à une réflexion étonnante (objet d’un prochain livre ?) : « Et ce système que je vois me fait horreur et me fait peur, mais je sais aussi que je le connais du dedans. Du dedans je sais ce que c’est que la volonté de dominer. Je connais le processus interne à moi-même qui ne reconnaît pas l’autre comme un autre totalement autre, libre et sujet de lui-même. Je connais ce processus, ce « j’aimerais que l’autre m’appartienne », j’aimerais contrôler l’autre, qu’il n’agisse pas ainsi, qu’il se conforme à mon désir, qu’il soit pour moi. Cela existe en moi. »

Humaine trop humaine, l’autrice est aussi, lorsqu’elle longe la rivière où Boris puisait peut-être son eau, caillou, reflet, racine, oiseau, souffle-vent.

Des témoins mentent, on cache de façon certaine la vérité, il y a encore trop de protagonistes en jeu.

Se lisant parfois comme un roman d’aventure Boris, 1985 est davantage encore, une exploration calme du cœur des ténèbres doublé d’une introspection profonde, l’écriture étant vécue comme un nouage, entre le monde des vivants et celui des défunts.   

Douna Loup, Boris, 1985, Zoé, 2023, 162 pages

https://www.editionszoe.ch/livre/boris-1985

https://www.leslibraires.fr/livre/21661905-boris-1985-douna-loup-zoe?affiliate=intervalle

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