Un long destin de sang, par Alexandre Castant, écrivain

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Offensive française en Alsace, au mois d’août 1914

« Depuis la mort de François-Ferdinand de Habsbourg, le 28 juin 1914 à Sarajevo, et la guerre mondiale qui allait la suivre le 28 juillet, la terre n’aura été que tombeau, relief de cicatrices et de dévastations perpétrées par le bruit : d’obus, de canons, d’avions, de mitrailleuses et de grenades – fracas des vibrations basses continues qui montent, progressent et s’accroissent, de sifflets et de cris d’assaut, de revolvers et de baïonnettes qui s’enfoncent dans des corps, dans la terre à nouveau. »

Matrice de la mort industrielle et de l’anéantissement à vaste échelle de l’homme par l’homme, la Première Guerre mondiale insiste en continuant de nous défigurer.

Pour la comprendre un peu, il faut sûrement multiplier les points de vue, les angles de vision, les sentes menant tout droit au carnage et les contre-allées du sens.

Dans un roman polyphonique au titre tristement ironique, La nuit sentimentale, composé d’une alternance de paragraphes faisant entendre des paroles évoquant l’impossible, Alexandre Castant, essayiste et critique d’art, a bâti une structure ouverte à l’interprétation et au travail du lecteur.

Il y a l’histoire de la vie de misère d’un soldat parti à la guerre et la voix d’un narrateur installé dans une maison familiale recherchant des traces de cet homme de rien, mais aussi des phrases rappelant sur un ton généralement journalistique, plus neutre quoique non dénue d’un certain lyrisme, la catastrophe de 1914 et le récit du travail d’un historien de l’art, Thomas, tenant un journal du centenaire de la Grande Guerre.

Prendre conscience que quelques années avant l’hécatombe, la boue, la nuit, Auguste Renoir et les impressionnistes peignaient, cherchant l’or du temps dans la vibration colorée.

Songeons ainsi à Claude Monet qui travaillait à la mise en place de ses Nymphéas dans l’Orangerie du Jardin des Tuileries en 1914.

Le heurt entre les deux réalités – l’atroce et la paradisiaque -, interroge profondément.

Alexandre Castant se souvient du personnage mutilé de Joe Bonham dans le terrifiant Johnny s’en va-t-en guerre, de Dalton Trumbo, qu’on peut garder en tête pour défendre avec Giono, contre la propagande de la guerre, l’idée de la pastorale virgilienne.

La nuit sentimentale veille les morts en essayant de traverser l’absurde, telle est sa grande beauté.

On lit : « Comment les soldats perçurent-ils leur présent ? » 

On lit : « Pensait-il, dans la solitude des tranchées, à la ruine de ses proches, à la destruction de la maison familiale par un incendie, à la mort prématurée de ses parents, peu avant la guerre ? »

On lit : « Pour qui se battait-il ? »

L’écrivain interroge des photographies, se pose la question de la représentation de la guerre (faut-il faire comme Timothy O’Sullivan lors de la bataille de Gettysburg en 1863, durant la guerre de Sécession ?), reprend l’hypothèse de Fernand Léger d’un cubisme né de l’éclatement des corps sur les champs de bataille, et pense au travail de la plasticienne Catherine Poncin sur le détournement – et l’augmentation par le montage et la réappropriation –  des images, issues notamment des archives.

Une confidence d’Alexandre Castant révèle l’impulsion du projet initial de son livre : « En 2014, je reçois en partage une maison de famille inoccupée, fermée, délabrée pour y découvrir un monde ancien, daté d’un siècle. Il me fallait remonter le cours du temps, suivre son parcours, son chemin à rebours, faire un voyage dont ce livre est l’histoire quand, étonnamment, je tombe sur – plus que je ne lis – un projet de conférence oublié, avorté, resté dans mes dossiers, consigné sur un cahier de petit format, déplacé dans cette ferme (mais par qui ? Je n’ai aucun souvenir du transfert de mes archives). »

Comme chez Muriel Pic, Hanns Zischler ou Jean-Christophe Bailly, dont les travaux se situent dans la continuité des recherches de Walter Benjamin, il s’agit de faire sourdre, par la mobilisation générale des archives, un faisceau de significations outrepassant les notions ordinaires de passé et de présent chargés d’une puissance ne cessant de les déplacer vers un ailleurs dont l’horizon est peut-être le livre.

Ils mourraient emportant avec eux la belle idée d’Europe.

A la question hamlétienne « Qui est là ? », Edouard Manet répond : « Le portrait d’Irma Brunner. », et les soldats de Craonne : « Nous, les bêtes, les mutins. »

Pour l’exposition qu’il rêve d’organiser à propos de 1914-1918, Thomas pourrait choisir des photographies d’Eric Poitevin (et Gérard Rondeau ?), un dispositif d’images de Kader Attia (des masques africains/des gueules cassées), une création sonore de Bruno Guiganti, parmi tant d’autres œuvres.

Maurice Genevoix se rappelle Les Epargnes, les camarades sacrifiés, l’héroïsme des petits, la saleté générale.

Roland Dorgelès fait défiler la troupe devant leurs camarades fusillés, pour l’exemple, dit-on.

Il faudrait, pense Thomas, une exposition « continuellement inachevée ».

Comme un livre intitulé La nuit sentimentale, s’élaborant entre hypnose et éveil depuis la catastrophe.  

Alexandre Castant, La nuit sentimentale, L’Harmattan, 2023, 108 pages

https://www.alexandrecastant.com/

https://www.alexandrecastant.com/la-grande-guerre-fictions-2019/

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