Bernard Plossu Mexicain Tintin, photographe

©Bernard Plossu

« En matière de photographie, qu’est-ce que c’est que cette liberté-là qui fait, qui veut, qui permet qu’un savoir et qu’une esthétique soient spontanés ? » (Denis Roche)

En 1979, le ciel de France, de Saint-Michel-du-Péril à Sens, de Besançon à Narbonne, fut soudain zébré d’éclairs déments venus de Santa Fe, Nouveau-Mexique.

La terre avait tremblé, la porcelaine des vaisseliers d’antan s’était brisée, des pères s’étaient mis à genoux pour prier en pleine rue et dans la cour des fermes parmi les enfants surexcités.

On avait cru à l’advenue de l’Apocalypse, mais c’était bien au contraire le monde nouveau qui éclatait – cymbales visuelles, couteaux doux, sensualité indigène – dans sa pulsation beat, sa fureur de vivre, ses palmes post-académiques.

Cet événement majeur procédait de la parution aux éditions Contrejour du Voyage mexicain, premier livre, très vite culte, d’un jeune homme de trente-quatre ans, Bernard Plossu, qui avait commencé à photographier quasiment par hasard la vie indienne en 1965.  

Dans la célèbre préface de ce petit volume de rien, devenu introuvable, ou à des prix démesurés, et aujourd’hui réédité à l’identique – en coffret – accompagné d’un inédit fabuleux datant de la même époque, Jungle, Denis Roche évoque la politesse et la liberté fondamentales du photographe, son courant d’air doux, son inadmissibilité.

Il n’y a rien à chercher, mais tout à trouver, immédiatement, maintenant, loin des écoles et des instituts nécrophages.   

©Bernard Plossu

Bernard Plossu n’a pas appris, il sait, il voit, il est.

Il ne prend pas, il donne, il offre, il restitue, il crée.

Offrez-lui un Leica, il le repoussera, car trop photographe, trop snob, mieux vaut, dit-il souvent, le Nikkormat 50mm, qui est sa pierre de taille, sa formule philosophale, son meilleur ami.

Durant le confinement, devant l’insupportable de l’air vicié et des polices, j’ai trouvé deux exemplaires de l’édition originale du Voyage, les ouvrant ensemble, créant des associations nouvelles, y respirant mieux enfin, mais aujourd’hui, pour 32 euros, Claude et Isabelle Nori vous redonnent ce volume mythique où l’acte photographique – il emploie alors un Retina Kodak – est un geste d’amour et de respect envers le génie de l’existant, ses visages, ses formes, ses situations, ses paysages.

Le car est en panne, alors que le soleil est au zénith.

Il faut quitter le confort moderne pour la plateforme de la camionnette, se serrer, rire ensemble, et aller loin, là-bas, où les collines sont des corps féminins.

Musique, route, déroute.

Attente, sommeil, love affair.

Danse, dangers, mollets doux.

Vie zombie, vie légère, joie d’un Dieu de miséricorde régnant dans sa simplicité de gloire.

Le temps s’étire, s’élonge, s’élongue, il n’y a plus de temps.

« …….. dans la vieille Packard 50, écrit Bernard Plossu en postface, on file vers Guanajuato, dans l’infini de l’espace, des routes, dormant n’importe où autour d’un feu sous les étoiles, réveillés par les paysans, déjeunant dans les marchés ou les cantinas, dansant, chantant partout, bavardant avec des vieillards aux chapeaux de paille esquintés par le temps, crevant deux ou trois fois, arrivant de nuit à San Miguel Allende, sentant mauvais, avançant en suivant le soleil, sans montres ni rien, Roger le New Yorkais grattant son ukulele pour accompagner Juanito au violon, avec l’impression que tout cela ne s’arrêtera jamais une fois qu’on est dans l’engrenage et qu’on y a pris goût, et Karina court sur la route toute pour elle vers la liberté…….. »

©Bernard Plossu

Mais Jungle, cette série que personne ne connaît ?

Il s’agit des images d’un film d’aventure tel que vous n’en avez jamais vu.

Engagé comme photographe dans une expédition anglaise à la recherche d’un temple maya, alors qu’il a à peine vingt ans, Bernard Plossu joue, en corps et pellicule Mexicolor, aux explorateurs.

Descentes de rivières et de torrents en zodiac, touffeur, présence animale tapie, luxuriance végétale.

On retrouve ici quelques images du Voyage mexicain, mais en couleur, ce qui change tout, et renforce l’aspect tintinesque de l’équipée – le groupe comprend cinq membres.

« Dans la jungle, précise son éditeur et ami, il rencontra son premier beatnik, Frank Wise, qui lui ouvrit des perspectives alléchantes pour son prochain été à Carmel en Californie, l’autre voyage qui sera déterminant pour lui, à l’heure où commençait à peine à s’épanouir le mouvement hippie. »

Les couleurs explosent, l’exotisme n’est pas ici un pouvoir de gringo, mais un éloge du divers en sa merveille.

Passe une mygale.

Des pluies intenses.

La boue, les rapides, les serpents.

©Bernard Plossu

« Malgré les inconvénients de notre vie difficile, écrit dans son journal le baroudeur coiffé de deux plumes d’Iroquois, au cœur de la nature sauvage, je savais que c’était moi qui étais du bon côté. »

Tout est vrai et tout est mental, comme si l’on vivait dans un film de série B de Jacques Tourneur.

Sommeil, moustiques, plaies, crocodiles, épuisement, grand coutelas.

Des perroquets, un chamane, des huttes.

« Cette expérience, conclut avec beaucoup de justesse Claude Nori, le marqua profondément mais elle le poussera à prendre une voie presque opposée. Par la suite, de voyages en livres, il développa une approche solitaire, enfermé dans une bulle protectrice, pour ressentir le monde à travers un filtre sentimental. La réalité lui parviendra sublimée comme s’il s’agissait d’un film, à la travers les vitres d’un train ou d’une voiture, la lumière vibrante juste avant l’aube, les petits riens de l’existence, la beauté de Françoise, son amour. »

Bernard Plossu, Le Voyage mexicain 1965-1966, Jungle 1966, Editions Contrejour, 2023 – 1000 exemplaires

https://www.editions-contrejour.com/project/le-voyage-mexicain-jungle/

Remerciement au photographe et réalisateur Franck Landron pour avoir eu la ténacité de numériser les images, pour la plupart inconnues, de Jungle

Bernard Plossu est représenté par Galeria Forvm – Chantal Grande, Taragona ; Galerie Camera Obcura, Paris ; Galerie Le Réverbère, Lyon ; LA NON-MAISON micro centre d’art, Aix-en-Provence ; Galerie Arrêt sur l’image, Bordeaux

https://www.leslibraires.fr/livre/22303514-le-voyage-mexicain-jungle-bernard-plossu-contrejour

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