
©Philippe Dollo
« Entre Siguënza et Guadalajara, alors que nous traversons sans les savoir les anciennes lignes de front de 1937, une question simple, complètement naïve mais réelle me taraude. Comment a-t-on pu s’entretuer dans une telle beauté ? Comment les habitants de ce paradis de lumière ont-ils pu se massacrer sauvagement ? » (Philippe Dollo)
Après le livre labyrinthique construit comme un double carnet de voyage et d’enquête, Aître Sudète (Editions Sometimes, 2021), Philippe Dollo expose dans No Pasa Nada (Editions de Juillet, 2023) son travail sur l’Espagne postfranquiste, où le silence concernant les crimes et exactions commis durant la guerre civile comme sous la dictature est un poison ayant infecté l’ensemble de la société.

©Philippe Dollo
Portée par le Roi Juan Carlos, la loi d’amnistie (El pacto del Olvido – le pacte de l’oubli) a sûrement permis d’asseoir un processus de paix, mais les tabous ne sont pas sans violence, d’autant plus quand l’injustice reste tue.
En exergue de son bel et important ouvrage, Philippe Dollo a recopié à la main un extrait du poème de Federico Garcia Lorca, Elégie du Silence (1920), dont on sait que lui aussi eut à subir la haine des nationalistes appuyés par une bonne partie du clergé : « A vouloir fuir le son, / Tu deviens son toi-même, / Spectre de l’harmonie, / Fumée de cri et de plainte. / Tu viens pour nous apprendre, / Le long des nuits obscures, / La parole infinie / sans haleine et sans lèvres. »

©Philippe Dollo
A sa façon plurielle, hybride, archipélique – d’île de signification en île de signification -, le photographe français vivant à Madrid rassemble des documents de différentes natures et époques : photographies personnelles, archives diverses, images de substrat historique, textes à la première personne – abondants, passionnants – et citationnels (Georges Bernanos, Chantal Akerman, Harun Farocki).
No Pasa Nada, ce sont d’abord des camps – voir le documentaire formidable de Henri-François Imbert, No pasaran, album souvenir, 2003 – où furent parqués, dans le Sud de la France, les combattants républicains considérés comme indésirables par le pays de Montaigne, Voltaire et Mirabeau – nombre d’entre eux furent utilisés comme main d’œuvre par le Reich, ou envoyés avec la complicité de Vichy dans d’autres camps bien, plus à l’Est, où la mort était assurée.

©Philippe Dollo
Philippe Dollo a conçu un livre hanté, dont les images parfois effacées persistent malgré tout, un livre de mémoire blessée se heurtant à l’impossible :
Des corps disparus.
Des charniers oubliés.
Des mères et pères, des frères et sœurs, des amoureux, des familles, au cœur brisé pour toujours.
Du sourire torve du Caudillo.

©Philippe Dollo
Les ailes des moulins de Cervantes sont désormais de funestes croix noires : suie de l’oubli, honte, massacres.
On ne sait pas toujours ce que l’on voit, parce que le passé n’est pas explicité, mais l’on devine la matité du drame, les cris, la terreur.
Le 17 juillet 1936, jour du coup d’Etat, Maria Angeles Cordoba avait neuf ans. Elle se souvient : « Je me rappelle qu’après on fusillait beaucoup au mur du cimetière. On entendait les détonations dans le silence de la nuit, un silence impressionnant. Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il maman ? Ce fut comme ça toutes les nuits d’août et de septembre. »

Une photo d’identité, des nervures, le récit de la découverte d’une bannière franquiste sur le côté droit de la boutique d’un chapelier, à Salamanque, en 2016.
Des rues noires accablées de soleil, des silhouettes, une image rouge sang.
Ambiance de polar, de suspicion, de rancœur.
Dieu est mort ? Oui, peut-être là-bas, dans les champs couverts de cadavres de la Catalogne.
Près de Madrid, rappelle le photographe, en février 1937, entre 16 000 et 45 000 hommes vont périr pendant les trois semaines de la bataille de Jarama. »

Parce qu’il est étranger – tel un brigadiste international -, Philippe Dollo peut essayer de lever un peu la chape de plomb pesant sur la parole d’un pays où il a choisi de vivre en famille.
Regarder les visages, se demander ce que cache la nuit, observer les ruines, les terres retournées, les images de la Retirada, et les signes de la déchirure (ciels, sillons, corridors, anfractuosités de roches, bouts de fer tordus).
Accepter que le sujet que l’on traite s’échappe sans fin.
Se souvenir des méthodes terribles du paisible tortionnaire Billy el Nino (page 151) et se questionner sur l’infamie.

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Interroger des témoins.
Ramon Villanueva : « La légion Condor venait à San Sebastian. La première langue que j’ai apprise était l’allemand. »
Affronter le vide.
Rappeler des faits : « A partir des années 50, l’opposition républicaine est matée en Espagne. Les enlèvements d’enfants se poursuivent néanmoins. Au nom de la morale catholique, on retire leurs enfants à des jeunes filles, à des mères célibataires ou des femmes issues de milieu modeste. Parfois, on arrive à la convaincre que c’est mieux pour le bébé. Le plus souvent, on ne se donne même pas cette peine et on leur fait croire que leur enfant est mort. Le trafic devient peu à peu un véritable commerce dont tirent profit des médecins, des infirmières, des avocats, des notaires et des fonctionnaires, mais aussi des curés et des religieuses. »

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Composé selon la pensée du montage, exposant sa trame, No Pasa Nada est le livre d’une Espagne traumatisée que l’on pourrait rebaptiser avec l’auteur Silencio.

Philippe Dollo, No Pasa Nada, conception éditoriale Richard Volante, conception graphique et mise en page Yves Bigot, Editions de Juillet, 2023, 196 pages
https://www.editionsdejuillet.com/products/no-pasa-nada

©Philippe Dollo
https://blog.philippedollo.com/
http://www.itiphoto.com/2019/dollo.htm
https://remue.net/philippe-dollo

https://www.editions-sometimes.com/aitresudete
