La légende Pannonica de Koenigswarter, baronne du jazz, et photographe

Pannonica de Koenigswarter et Thelonious Monk ©Pannonica de Koenigswarter

« Quoi de plus délicieux que d’entendre jouer Thelonious Monk et Art Blakey depuis sa baignoire ? » (Pannonica de Koenigswarter)

C’est une archive extraordinaire.

Amie, confidente et mécène des plus grands musiciens de jazz de l’époque bebop, la baronne Pannonica de Koenigswarter (1913-1918), britannique héritière de la famille Rothschild et française par son mari diplomate, est une sainte.

Dans sa maison du New Jersey au bord de l’Hudson, avec vue panoramique sur Manhattan, cette femme libre et généreuse accueillit la plupart des musiciens de jazz de son temps, en premier lieu Thelonious Monk, qui y vécut les neuf dernières années de sa vie.

Une demeure surnommée Cathouse pour des musiciens y trouvant un lieu propice à leur inspiration, à leurs rencontres, à leur repos.  

« Lassée d’être indésirable dans les hôtels qui rechignaient à héberger cette fantasque aristocrate blanche et ses bruyants amis noirs, confie sa petite-fille admirative Nadine de Koenigswarter, toujours prompts à jouer de leur instruments quand bon leur semblait, Nica achète Cathouse sur le conseil de Monk. Cette maison de style Bauhaus fut commandée par le cinéaste Joseph von Sternberg à l’architecte Ralph Pomerance dix ans auparavant. Baptisée dans un premier temps « Catsville » (cats dans l’argot noir américain signifie « gars », « musiciens »), elle devient « Cathouse » en référence à la centaine de chats que recueille Nica, grande amoureuse des animaux. »

Miles Davis ©Pannonica de Koenigswarter

Faisant la tournée des clubs de jazz la nuit au volant de sa Bentley décapotable pour y retrouver ses amis, Pannonica de Koenigswarter fut le soutien juridique et financier de nombre de musiciens noirs discriminés – que l’on songe à Bud Powell au destin fracassé.

Charlie Parker mourut chez elle, près de ses pianos, dans les odeurs de tabac émanant de son éternel fume-cigarette.  

Mais cette femme de légende ne fut pas seulement la bienfaitrice que deux volumes publiés chez Buchet Chastel honorent.

Elle fut aussi photographe, usant de son Polaroïd pour composer, sur deux décennies (années 1950-1960), un fabuleux journal intime visuel – dont on a pu voir des images aux Rencontres d’Arles 2007.

Dans l’œil de Nica se présente comme une galerie de portraits tous plus fantastiques les uns que les autres.

C’est l’Amérique, c’est le jazz, c’est la liberté, c’est la joie, c’est la vitalité, c’est l’inventivité, c’est une palette d’émotions intenses.

Généreuse et passionnée, Pannonica est proche de ses amis, elle est irrésistible.

Les couleurs des Polaroïds donnent à son témoignage visuel une tonalité à la fois mélancolique et de grande grâce.

La réalité est un conte où passent Billie Holliday, Thelonious Monk, Art Blakey, Sonny Clark, Hank Mobley, Bud Powell, Randy Weston, Oscar Pettiford, Elmo Hope, Curley Russell, Duke Jordan, Wynton Kelly, Hyler Jones, Al Timothy, Barry Harris, Billy Greene, Richie Goldberg, Clifford Jarvis, Candy Finch, George Coleman, Lucky Thomson, Jimmy Witherspoon, Elvin Jones, Lex Humphries, Freddie Redd – certains sont encore non identifiés (avis aux amateurs).

Thelonious Monk et Nina Simone ©Pannonica de Koenigswarter

Sonny Clark, yeux fermés, penché sur son piano, assis sur une simple chaise en bois.

Paul Jeffrey, assoupi.

Lionel Hampton, très classe.

Percy Heath, un verre de cognac à la main.

Horace Silver, mains sur le clavier, yeux fous.

Charlie Rouse, sublime en travesti, ou fumant la pipe en habit africain.

Visage fiévreux du contrebassiste Ahmed Abdul-Malik.

Al Timothy mimant une frappe de boxeur.

Eddie Thompson, ange concentré.

Hank Mobley, épuisé.

Et Ornette Coleman, Yusef Lateef, Coleman Hawkins, Paul Chambers, Philly Joe Jones, Kenny Dorham.

Double portrait, génial, de Nina Simone et Monk, les yeux inquiets.

Monk et Dizzy Gillespie tous les deux au piano.

Sonny Rollins et Sonny Clark jouant ensemble.

Le jazz, c’est le corps dans tous ses états, c’est la vie, c’est une parole fondamentale, un cri mis en musique.

Laurent de Wilde, qui a le swing, écrit : « Nica la Baronne, la Daronne du Jazz, la bonne fée des musiciens, leur ange gardienne. »

Monk lui a dédié un morceau intitulé Pannonica, pour les siècles des siècles, (a)men.

Pannonica de Koenigswarter, L’œil de Nica, textes de Nadine de Koenigswarter et Laurent de Wilde, mise en page Frédéric Pajak, Buchet Chastel, 2023, 304 pages

Entre 1961 et 1966, Pannonica de Koenigswarter pose à trois cents de ses amis jazzmen cette question : « Si on t’accordait trois vœux qui devaient se réaliser sur-le-champ, que souhaiterais-tu ? »

Les réponses, souvent superbes, sont réunies dans un livre une nouvelle fois formidable, illustré comme il se doit de multiples polaroïds.

Réponse de Monk : « Que ma musique ait du succès / Que ma famille soit heureuse / Qu’on me donne une amie géniale comme toi ! »

Réponse de Dizzy Gillespie : « Ne pas être obligé de jouer pour de l’argent / La paix dans le monde pour toujours / Un monde où on n’aurait pas besoin de passeport »

Réponse d’Elvin Jones : « La paix sur la terre / La pleine reconnaissance que cette musique est un art à part entière / Que l’humanité cesse de souffrir »

Réponse de Johnny Griffin : « Je voudrais mieux me connaître ! / Je voudrais qu’il y ait plus d’amour dans le monde / Je voudrais voir le jour où le jazz sera reconnu »

Réponse de John Coltrane : « Avoir une fraîcheur inépuisable dans ma musique… (pour l’instant, je me répète un peu !) / Être immunisé contre la maladie et la mauvaise santé / Avoir trois fois ma puissace sexuelle d’aujourd’hui… Et aussi autre chose : éprouver plus d’amour spontané pour les gens… »

Réponse de Charlie Mingus : « Je n’ai aucun vœu à faire ! Pas le moindre petit vœu !… Enfin, ça ne me gênerait pas d’avoir assez d’argent pour régler mes factures, mais c’est tout, absolument tout… J’ai beaucoup changé. »

Réponse de Stan Getz : « Justice / Vérité / beauté »

« Nica me racontait, se rappelle sa petite-fille, que lorsqu’elle accompagnait Monk à ses concerts dans le sud des Etats-Unis et qu’il leur arrivait de marcher en se tenant par le bras, les gens changeaient de trottoir ou crachaient par terre sur leur passage. »

Voilà aussi pourquoi Nica acheta une maison, pour être tranquille.

Il faut un paradis, et y faire venir tous ses amis.

Les grands jazzmen font partie des héros du XXe siècle : à les regarder engagés dans leur musique, seuls, ensemble et contre l’hostilité de beaucoup, c’est une évidence.

Comme à les contempler, la vie sous calcul – notre présent, notre horizon, notre perte – paraît ensorcelée.

Réponse de Kenny Drew : « Jouer / Jouer / Faire l’amour »

Pannonica de Koenigswarter, Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux, traduit de l’américain oar Florence Hertz, et, pour les lettres, Hannah Starman, préface de Nadine de Koenigswarter, mise en page Frédéric Pajak, Buchet Chastel, 2023, 336 pages

https://www.buchetchastel.fr/auteur/pannonica-koenigswarter/

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