Jackpot, par Cécile Hupin & Katherine Longly, artistes visuelles

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

« Woman wins 3 millions and defecates on her boss’ desk ! »

Voici un livre surprenant, formellement très réussi, consacré aux effets d’un gain important à la loterie, ou d’un ratage impitoyable très près de la félicité recherchée.

En retrouvant des témoins, en enquêtant, notamment par le truchement d’articles de presse, Cécile Hupin et Katherine Longly ont conçu Just my Luck, qui est aussi une réflexion sur la façon dont chance et malchance ne cessent d’entrelacer leur polarité.

J’ai souhaité interroger les deux artistes sur l’élaboration de cette œuvre, faisant se rencontrer fantasme de prospérité et désespérance.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Comment est venue l’idée de votre livre ? Pouvez-vous en présenter les grandes lignes ?

Depuis longtemps, nous sommes toutes les deux fascinées par la rubrique des faits divers dans les médias. Nous nous échangeons des liens parfois plusieurs fois par jour, sur des sujets variés. Katherine archive les plus intéressants, les plus insolites, ceux qui nous interpellent ; et nous nous sommes rendues compte un jour que le dossier des « faits liés à un gain à la loterie » était de loin le plus volumineux de tous. Nous avons alors eu envie d’aller voir ce qui se cache derrière les gros titres accrocheurs des journaux, et rencontrer les personnes qui ont vu leur vie bouleversée (en bien ou en mal) suite à un gros gain d’argent.

Nous ne nous sommes pas focalisées sur les gagnants uniquement, car leur entourage direct ou indirect subit également les effets d’un tel tsunami. Nous avons par exemple rencontré un libraire, qui a vendu un ticket à 168.000.000 d’euros. Le gagnant ayant immédiatement disparu (nous avons appris par la suite qu’il a carrément déménagé avec toute sa famille dans un autre pays!), c’est ce libraire qui a été exposé à la médiatisation.  En conséquence, il a vu défiler des centaines de personnes dans sa boutique, lui demandant de les mettre en rapport avec le gagnant, parfois sur un mode désespéré (« il me faut 100.000 euros pour payer les frais médicaux de mon fils »), et parfois aussi de manière très agressive. Finalement, victime de menaces, il a été contraint de fermer sa boutique de peur des représailles sur sa famille. On peut donc dire que sa vie à lui, et celle de tout son entourage, a été affectée par un gain à la loterie.

Le livre adopte donc différentes perspectives, mais il raconte aussi l’histoire de ceux et celles qui sont passé.e.s très près d’un gain, car cela peut également affecter leur vie. On pense notamment à ces trente ami.e.s qui jouaient toujours les mêmes numéros à l’Euromillions via la constitution d’une cagnotte. Un jour, alors qu’il manquait de l’argent dans cette cagnotte, la libraire en charge de la validation du ticket (et qui faisait partie du groupe d’amis), a préféré jouer des numéros choisis aléatoirement par la machine (solution moins onéreuse), sans en avertir les autres. Evidemment, c’est précisément ce jour-là que leurs numéros habituels sont sortis. Pendant trente minutes, tou.te.s ont cru être devenus millionnaires ! Ce non-événement a bouleversé leurs vies, au point que plus de 15 ans après les faits, les membres du groupe ne s’en remettent toujours pas, persuadé.e.s qu’iels ont raté une fois pour toutes l’occasion de mettre leurs soucis d’argent de côté.

L’idée de ce projet était vraiment de dépasser le fait divers pour aller à la rencontre des protagonistes et s’intéresser à leur ressenti. On pourrait par exemple de prime abord sourire de la situation des 30 ami.e.s mais en réalité c’est un terrible drame qui s’est joué.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

La forme épaisse et compacte de votre opus étonnant – 544 pages – publié en format italien de poche, est-elle une façon de métaphoriser une liasse de billets ou un lingot d’or ? Comment avez-vous conçu votre maquette ? Quels ont été vos principaux choix graphiques, iconographiques et typographiques ?

Oui, bien vu ! C’était effectivement l’idée, de faire ressembler le livre à une liasse de billets ou à un lingot d’or. La maquette a été conçue en plusieurs étapes ; via la participation aux workshops de Nicolas Polli (au CNA Luxembourg) puis de Yumi Goto (à la galerie Reminders Photography Stronghold au Japon). Puis nous sommes allées voir l’éditeur The Eriskay Connection, avec qui Katherine avait déjà publié son deuxième livre Hernie et Plume, qui a immédiatement aimé le projet. Nous avons alors débuté un travail de réflexion avec Carel Fransen, qui a réalisé tout le graphisme de l’ouvrage. Il a tout à fait compris notre travail et l’esprit que nous désirions lui insuffler dès le début. Il a fait des propositions assez radicales (petit format épais, omniprésence du noir et blanc, typographie marquée, …) que le projet nécessitait pour trouver une cohérence forte à partir de sources parfois hétéroclites. En effet, nous utilisons pour raconter ces histoires un grand nombre de documents d’archives, d’articles de presse, de dossiers personnels, de photographies, de captures d’écran, etc.

Aujourd’hui le livre ne ressemble plus du tout aux premières maquettes, mais il s’agissait d’étapes indispensables pour construire une narration solide à partir des documents en notre possession.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

En tant que duo d’artistes, comment avez-vous travaillé ensemble ?

Nous travaillons sous la forme de « résidences », c’est-à-dire que nous dégageons des semaines entières dans nos plannings respectifs afin de nous immerger ensemble dans le projet.

Nous sommes d’abord passées par une phase de recherches ; nous avons épluché la presse pour trouver les histoires qui nous paraissaient les plus intéressantes à raconter, qui touchaient à une sous-thématique que nous avions envie de creuser. Nous avons ensuite essayé d’entrer en contact avec les protagonistes directement. Cela nous a parfois nécessité de nous rendre sur les lieux où les faits se sont produits, parfois des dizaines d’années auparavant. Nous avons également utilisé les réseaux sociaux en envoyant par exemple des messages à toutes les personnes qui avaient le même nom de famille que le protagoniste recherché. Nous avons collecté leurs histoires, ainsi que tous les éléments matériels susceptibles de pouvoir nous aider à la raconter. Ensuite, nous sommes entrées dans la phase de mise en forme de cette matière afin d’en construire une narration qui se prête à la forme d’une exposition et ensuite d’un livre.

Nous discutons énormément, et n’avons jamais peur de rebattre les cartes si nous estimons que cela peut servir le projet. Nous mettons également un point d’honneur à travailler en dialogue avec les personnes qui nous ont confié leur histoire, afin qu’iels puissent se retrouver dans la manière dont nous racontons leurs histoires.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Votre démarche ne rejoint-elle pas celle des sociologues ?

Nous en partageons l’intérêt pour les dynamiques sociales mais notre démarche est néanmoins très différente de celles de sociologues ; nous n’avons en effet aucune prétention à l’objectivation. Nous racontons des histoires individuelles, n’avons pas peur de changer de perspectives, et ne tirons aucune conclusion ; nous laissons simplement entendre le témoignage subjectif des protagonistes.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Comment avez-vous classé vos témoignages ?

Il y a plusieurs catégories d’histoires dans le livre. Il y a par exemple une collection de titres de presse qui a donc été à la base de nos recherches. Ensuite, il y a des petites histoires qui sont des témoignages courts collectés au fil de nos recherches. Ensuite, il y a les témoignages plus conséquents, qui sont au nombre de cinq et qui sont une plongée plus profonde au cœur de la matière et de la narration. En outre, notre graphiste Carel Fransen a également fait tout un travail sur l’esthétique des tickets à gratter qui à leur manière racontent aussi notre rapport au rêve d’argent. Toutes ces couches de narration sont réparties sur l’entièreté du livre et viennent donner du rythme à la lecture.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Y a-t-il selon vous des paroles marquantes ?

Il y a une histoire qui nous a particulièrement marquées, celle d’Ahmed Allay. L’histoire se déroule pendant les années 80. Ahmed est ingénieur et travaille comme professeur d’université à Nancy. De temps en temps, il joue au loto. Un jour, tous ses chiffres sortent ; il se rend donc dans son point de vente pour toucher son gain. Il faut se rappeler à l’époque que rien n’est informatisé : un carbone permet de faire deux copies du billet joué, l’une pour le détaillant, l’autre pour la Française des jeux. Lorsqu’il présente son billet à la buraliste, celle-ci lui répond qu’elle ne trouve pas la copie de ce billet et refuse d’enregistrer son gain. Il l’attaque donc en justice, l’accusant d’avoir perdu son billet, mais faute de preuves il est débouté. Par la suite, la française des jeux s’est retournée contre Ahmed et l’attaque à son tour en justice, l’accusant d’avoir falsifié son billet (de l’avoir rempli après le tirage et d’être passé lui-même derrière le comptoir de la buraliste pour le valider). Ahmed a été condamné et a purgé un an de prison ferme ! A sa sortie de prison, il a finalement pu avoir accès à son dossier et a commencé à collecter des preuves de son innocence. Ahmed a consacré trente années de sa vie à introduire 7 demandes de révision de son procès, en présentant à chaque fois de nouveaux éléments de preuve, mais la justice n’a jamais accepté de rouvrir son dossier.  Elle a fini par lui signaler, par un courrier glaçant, que son dossier a été détruit, ruinant ainsi tous ses espoirs d’être un jour innocenté. Cette histoire a affecté toute la vie d’Ahmed, ainsi que celle de sa famille et de ses proches. S’il fallait donc choisir une parole marquante, nous l’emprunterions à Ahmed :

« On peut accepter la malchance mais pas l’injustice »

Nous aurons aimé rencontrer plus de témoins qui auraient pu nous raconter un conte de fées autour d’un gain à la loterie. Mais peut-être que le secret d’un gain réussi est de suivre l’adage : « Pour vivre heureux, vivons cachés » ?

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

A quelles difficultés vous êtes-vous heurtées durant votre enquête ? Qui ont été vos aides ?

La principale difficulté a été de retrouver les personnes dont nous voulions entendre l’histoire. En effet, s’il s’agit d’une histoire malheureuse, souvent ils n’ont pas envie de revenir sur les faits, et si au contraire leur gain a été heureux, c’est sans doute car ils ont su rester discrets. Difficile donc de trouver comment les contacter, et ensuite, de leur donner envie de nous raconter ce qui leur est arrivé. Nous avons dû souvent montrer patte blanche, en nous faisant par exemple introduire auprès d’eux par des tierces personnes. Nous avons parfois été aidées par des journalistes afin de diffuser notre appel à témoignages.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Votre ouvrage est-il une réflexion sur la chance et la malchance, dont les polarités ne sont pas si fixes qu’on peut le croire d’abord, le bonheur d’un gain d’importance pouvant conduire à d’immenses tracas nouveaux (sollicitations, voire harcèlement, des banques ; demandes de dons pour telle ou telle cause…) ?

On raconte que ce serait l’empereur romain Héliogabale qui aurait inventé les jeux de loterie et que d’emblée il aurait mis en jeu le lien entre chance et malchance. En effet, il se serait amusé à catapulter les lots sur les joueur.euse.s. Les lots étaient soit très (très !) attractifs : des terres, six esclaves ou un mandat de ministre. Soit très (très !) peu attractifs : des serpents venimeux ou une condamnation à mort. Et notre enquête nous a démontré que ces deux aspects sont toujours liés. Comme si l’on ne pouvait pas activer la chance sans prendre le risque d’attirer également la malchance. Ce qui nous est également apparu, c’est que ces réactions extrêmes que l’argent peut provoquer démontrent qu’il y a dans notre société un grand manque ressenti. La plupart des réactions sont très humaines et compréhensibles… Quand à la porte d’à côté quelqu’un.e remporte 168.000.000 d’euros et que l’on a du mal à joindre les deux bouts, n’est-il pas légitime de tenter sa chance ? Il faut aussi noter que l’arrivée de l’Euromillions et de ses gains astronomiques ont fait passer les jeux de loterie dans une tout autre dimension, entraînant son lot de sentiment d’injustice et de jalousie.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Comment les personnes que vous avez rencontrées se débrouillent-elles avec la culpabilité de ne peut-être pas donner assez autour d’elles, et de faire, selon la doctrine macronienne du moment, ruisseler leur argent ?

Le projet ne porte pas essentiellement sur des grand.e.s gagnant.e.s, mais sur tou.te.s celles et ceux qui ont vu leur vie bouleversée par un gain ou un « presque- »gain, nous n’avons donc pas rencontré un nombre de gagnants significatif pour pouvoir répondre à cette question. Mais parmi les gagnant.e.s que nous avons rencontrés, la plupart ont gardé les pieds sur terre ; comme cette tenancière de café qui n’a pas quitté son poste et s’est fait quelques modestes plaisirs et a gâté sa famille, ce père qui a placé tout son gain sur un compte en banque pour assurer l’avenir de son fils porteur de handicap, et cette maman qui n’en a touché mot à personne mais qui prend un malin plaisir à jouer les mères Noël avec son entourage sous le couvert d’une « prime de fin d’année » particulièrement généreuse.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Après avoir conçu l’intégralité de votre livre, que pensez-vous désormais du lien entre argent et bonheur ? Y a-t-il une morale à Just my Luck ?

Ah ! Loin de nous l’idée de proposer une morale ! Nous voulions via ce projet faire prendre conscience de toutes les conséquences qui peuvent être liées à un gain d’argent à la loterie, on n’y pense pas forcément quand on achète son billet à gratter ou son ticket de loto. Au-delà de cela, ce qui nous intéresse, c’est avant tout de conter des histoires profondément humaines, d’explorer ce que tout cela raconte sur notre société et notre rapport à l’argent et à la chance. A chacun de mener sa propre réflexion.

Cela dit, ce n’est pas un projet qui vise à décrier la loterie, nous jouons nous-mêmes de temps en temps, mais nous sommes conscientes qu’avec les quelques euros investis pour acheter son ticket, c’est quelques minutes de rêve que l’on s’offre, entre le moment où l’on achète son billet et où on découvre la sentence, un moment suspendu où tout semble possible. Cela dit, il ne faut pas non plus être dupe ; dans un contexte de crise comme nous le connaissons actuellement, et comme le souligne Monique Pinçon-Charlot dans la postface de notre livre, un gain à la loterie peut parfois être perçu comme la seule manière possible de faire évoluer sa situation économique, et en cela le jeu peut devenir un piège.

©Katherine Longly & Cécile Hupin / The Eriskay Connection

Avez-vous des projets d’exposition ?

Oui ! Le projet vient d’être montré sous la forme d’une exposition au théâtre de Liège. Nous aimons activer l’exposition en proposant lors de chaque monstration une série de visites guidées où nous racontons les histoires collectées aux visiteur.euse.s. Ce projet, très narratif, se prête particulièrement bien à cette forme. Il va ensuite entamer une mini-tournée qui va l’emmener jusqu’au Japon.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Cécile Hupin & Katherine Longly, Just my Luck, postface Monique Pinçon-Charlot, conception Carel Fransen, The Eriskay Connection, 2023, 544 pages – 1000 exemplaires

https://www.eriskayconnection.com/just-my-luck/

https://www.katherine-longly.net/

https://www.instagram.com/hupincecile/

25.11.2023 : Présentation du livre chez Reminders Photography Stronghold (Tokyo)

11.2023 : Signature du livre à la Tokyo Art Book fair (Tokyo)

12.2023 : Présentation du livre à la galerie Contretype (Bruxelles)

12.2023 : Exposition à la librairie Trames (Bruxelles)

23.02 – 05.05.2024 : Exposition d’un extrait du projet à la Maison des Arts de Schaerbeek (Bruxelles)

14.03-19.04.2024 : Exposition au Centre Malraux (Vandoeuvre-les-Nancy)

18.10 – 17.11.2024 : Exposition au Post bookshop (Tokyo)

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