Une éducation sentimentale, par Giani Stuparich, écrivain

Amedeo Modigliani (1884-1920), Elvire assise, accoudée à une table, 1919, Saint-Louis, Saint Louis Art Museum

« Derrière cette porte, Edda Marty se bagarrait avec le thème latin. Edda Marty était courageuse ; c’était la première fille à tenter de conquérir une place dans ce lycée de garçons. Passer un examen dans huit matières, répondre sur un programme de cinq années de grec et sept de latin, ce n’était pas une plaisanterie. »

Premier titre de la nouvelle collection de poche des éditions Verdier, Une année d’école, de Giani Stuparich (1891-1961), texte inédit en français, est un bijou.

Dans un lycée de Trieste dans les années 1910, alors que les idées irrédentistes soudent la communauté des élèves, l’arrivée pour la première fois dans cet établissement d’une jeune et brillante condisciple vient bouleverser les destins de chacun.

« Quand elle rencontrait un garçon de son âge, elle l’enviait, se sentait prise d’une folle envie de porter elle aussi des pantalons et de se couper les cheveux. »

Court roman d’apprentissage, Une année d’école est une éducation sentimentale d’une très grande finesse d’analyse.

Les amours adolescentes sont des amours passionnelles, et parfois/souvent férocement cruelles.

Chacun apprend les gestes, les mots, les attitudes des attachements irrémédiables, alors que les baisers mènent à l’ivresse et que les sexes se découvrent.

On croit s’abandonner à une personne élue, mais ce sont déjà d’autres bouches qui nous dévorent.

On croit qu’on va mourir, et parfois l’on meurt de désespoir sur les barricades du refus, mais les aubes sont résurrectionnelles.

Portrait de la très volontaire et magnétique Edda Marty, ce texte de l’auteur de L’Île (1989 chez Verdier) pose les questions aiguës de la liberté des désirs, des choix existentiels déterminants portés par l’acquisition des savoirs et des mouvements d’interdépendance.

Mais d’abord, se demandent les garçons voyant vaciller leurs certitudes, qu’est-ce qu’une fille ?

A Vienne, une femme peut être libre, fumer dans la rue, fréquenter qui elle veut, mais à Trieste, dans cette province ?    

Comment échapper à la mesquinerie des milieux ?

En s’émancipant par l’étude, en éprouvant son corps, en interrogeant ses sentiments.

Il y a les amoureux absolus, Antero, qui la vouvoie, et Pasini, qui se désole, et Mitis plus lucide peut-être.

On se promène ensemble, on se serre les mains, on s’invite, on frémit, et l’on dit le minimum de choses à ses parents.

Il y a des deuils, des masques qui se défont, des chemins initiatiques.

On veut pleurer mais l’on se durcit, on veut s’abandonner mais l’on se damne.

La bora glace les visages, mais les lèvres sont en feu.

Les corps sont épuisés par le désir, mais l’on ne sait comment l’épancher.

Hedwig, sœur d’Edda, le dit sans ambages : « Si tu cèdes aux hommes, ils t’enlèveront ta liberté. »

Mitis se désespère.

Pasini se désespère.

Antero se désespère.

« Quand ils furent dans le petit couloir sombre qui avait si souvent été une halte pour leur passion, et où depuis longtemps ils ne passaient plus sans s’embrasser, Antero perdit contenance, se retourna et la serra furieusement contre sa poitrine. Elle ne sut lui résister, cette deuxième fois, se laissa embrasser et lui rendit un baiser qui leur parut à tous deux une éternité d’amertume, dont il fallait jouir comme d’un paradis destiné à être perdu pour toujours. »   

Chacun, à tour de rôle ou conjointement, est égaré, chute, se reprend.

Pasini à Antero : « Quel désastre sous nos cendres ranimées ! »

Edda : « Non, vous n’avez jamais su me prendre, pas même toi, Momi. Vous ne m’avez pas comprise. Moi je voulais juste être l’un de vos camarades, mais vous m’avez toujours repoussée et ramenée à mon sexe, vous m’avez obligée à rester une femme pour que je vous fasse du mal. »

Tels sont les mots de la jeunesse décrite avec beaucoup d’intelligence par l’un des grands écrivains italiens du XXème siècle.

Giani Stuparich, Une année d’école, traduit de l’italien par Carole Walter, Verdier poche, 2024, 96 pages

https://editions-verdier.fr/auteur/giani-stuparich/

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