Survivre au mal, aller vers l’amour, par Salman Rushdie, écrivain

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Shadows, détail, 1978, Andy Warhol

« Deux nuits avant de prendre l’avion pour Chautauqua, j’ai fait un rêve où j’étais attaqué par un homme armé d’une lance, un gladiateur dans un amphithéâtre romain. Il y avait un public réclamant du sang à grands cris. Je roulais sur le sol d’un côté et de l’autre pour tenter d’éviter les coups du gladiateur et je hurlais. »

Faisant souvent penser, par sa qualité d’analyse, son chemin de lumière et la confrontation de la littérature avec le mal, au livre de Philippe Lançon, Le Lambeau (Gallimard, 2018), récit d’une vie bouleversée par l’attaque terroriste contre la rédaction de Charlie Hebdo ayant eu lieu le 7 janvier 2015, dont le journaliste fut un des rares survivants, Le Couteau, de Salman Rushdie, est un livre remarquable sur l’impossible, la reconstruction, le courage, les pouvoirs de l’écriture et de l’amour.  

Depuis 1989 et la condamnation à mort par l’ayatollah Khomeini de l’auteur, des traducteurs et des éditeurs des Versets sataniques, un homme vêtu de noir se précipite vers vous pour vous assassiner.

Vous êtes un chien, un mécréant, un athée, en somme rien qu’une vermine à exterminer.

Peu avant la parution, mondiale, de son vingt-et-unième livre, La cité de la victoire, invité à Chautauqua (dans l’Etat de New York), lieu de paix où il est venu parler de la création de refuges pour écrivains persécutés, Salman Rushdie, alors sans escorte policière, a rencontré le 12 août 2022 son tueur, mais un miracle a eu lieu : malgré les dix-sept coups de couteau reçus, dont un dans l’œil droit, l’écrivain a survécu.

Sans perdre son humour : « D’après les informations, le A. [Rushdie nomme ainsi son agresseur] passa vingt-sept seconde avec moi. En vingt-sept secondes, si vous avez une tournure d’esprit encline à la religion, vous pouvez réciter le Notre Père ou, si vous rejetez la religion, vous pouvez lire à haute voix un sonnet de Shakespeare, celui qui évoque une journée d’été peut-être ou mon préféré, le numéro 130 : « Ma maîtresse a des yeux qui n’ont rien du soleil. » Quatorze pentamètres iambiques, une octave et un sizain. »

Autre exemple : « Un des avantages du passage du temps c’est qu’à présent, de nombreux jeunes lecteurs peuvent découvrir Les versets sataniques comme un bon vieux roman ordinaire et non pas une patate chaude idéologique. Certains l’aiment, d’autres pas, c’est cela la vie ordinaire d’un livre. »  

Alors que ses amis écrivains meurent ou se meurent de maladie autour de lui – Martin Amis, Paul Auster, Hanif Kureishi -, Salman Rushdie reste debout à soixante-quinze ans, comme si la mort s’était trompée de destinataire.

Continuer à vivre est absurde, mais continuer à vivre a un sens : dépasser la haine, continuer à écrire et croire aux pouvoirs salvateurs de la littérature (imagination, salut par le verbe, combats au nom des grandes valeurs issues des Lumières).

Une lame s’enfonce dans le corps, le blesse profondément, le viole, comme ce fut le cas en 1994 pour Naguib Mahfouz.

Le Couteau est un livre qui raconte, mais c’est aussi un livre qui pense, beaucoup, et rend libre : nous ne sommes plus ce que nous étions, la mort nous a enseignés, nous devons plonger davantage encore dans le feu de l’essentiel.

Mais Le Couteau est aussi, surtout, une déclaration d’amour de l’auteur envers sa troisième épouse, l’écrivaine et photographe afro-américaine Rachel Eliza Griffiths, rencontrée le 1er mai 2017 lors d’une scène de comédie romantique (l’écrivain heurte violemment une porte en verre, perd ses lunettes, saigne devant sa future promise, qui le soigne), dont le soutien à chaque instant du drame est admirable, et de son plus jeune fils habitant Londres, Milan.

« J’ai toujours voulu écrire sur le bonheur, en grande partie parce que c’est extrêmement difficile. »

Elle, dans un poème : « Je suis une hors-la-loi / une femme dansant dans l’ombre. Qui vit trop vite pour être blessée. / Comment nommer ceux qui reçoivent la beauté. »

Protégeant avec art leur vie privée, Salman et Eliza se marient à Wilmington (Delaware). Pour échapper aux paparazzis après la tentative d’assassinat, des amis leur prêtent un appartement à New York.

Voyage de noces en Italie, bonheur en Sardaigne, puis quelques mois plus tard, c’est le cauchemar.

« Dans son grand livre Si c’est un homme, Primo Levi nous dit que « le bonheur parfait ne peut être atteint » mais il ajoute que le malheur parfait non plus. A cet instant, Eliza lui aurait donné tort. Le malheur parfait, tel était le nom du pays qu’elle habitait. »

Heureusement, les soutiens viennent de partout, des amis, des personnalités officielles et des anonymes pleurent, il va falloir se battre, pour se réparer.

Service de soins intensifs, Interventions chirurgicales, douleurs aiguës, angoisses, complications, iatrogénie médicamenteuse, recherches de causes, nouvelles opérations.

« Eliza a dit que me voir la bouche ouverte tandis qu’un médecin armé d’une aiguille et d’un fil me recousait la langue était le deuxième pire spectacle qu’elle ait eu à regarder. » / « Si tu peux éviter de te faire coudre les paupières… évite-le. Cela fait vraiment très, très mal. » / Cher lecteur, si on ne vous a jamais enfoncé un cathéter dans l’organe génital, faites de votre mieux pour que ça ne vous arrive jamais. (…) Laissez-moi juste vous dire que les bruits sortant de ma bouche au cours de l’intervention étaient des sons que je n’avais encore jamais entendus. C’était mon pénis qui demandait grâce. »

Centre de convalescence, rééducation, prix exorbitants des soins médicaux, interdiction de se voir dans un miroir, cycle de bonnes et mauvaises nouvelles.

Puis, c’est l’horizon.

« Toutes les blessures et les entailles semblaient cicatrisées. Même le Dr. Souffrance n’avait plus besoin de me presser le visage pour extraire ma salive. Le Dr. Œil, le Dr. Main, le Dr. Coups de couteau, le Dr. Entailles, le Dr. Foie, le Dr. Langue, tous commencèrent à prendre congé. »

Quelquefois, le ton, oralisé, rappelle celui, finement ironique, de Jean-Philippe Toussaint : « Bon, d’accord, pourquoi pas. Je suis ici à cause d’une attaque au couteau, mais vérifions ma prostate, bien sûr. »

La santé, l’amour et le goût de la liberté doivent l’emporter, ils l’emportent.

Rushdie l’athée s’étonne : « Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d’accord, qu’il en soit ainsi. La réalité décrite dans mes livres, oh, appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis. Peut-être mes livres bâtissent-ils ce pont depuis si longtemps, des décennies, qu’à présent le miraculeux peut le franchir. La magie est devenue réalisme. Peut-être mes livres m’ont-ils sauvé la vie. »

L’écrivain se demande s’il ne devrait pas rencontrer son tueur, l’idée est finalement abandonnée, mais il inventera leur dialogue dans un chapitre de la deuxième partie (1. L’ange de la mort / 2. L’ange de la vie).

« Le langage aussi, énonce-t-il, était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau. Si j’étais pris à l’improviste dans une attaque au couteau que je n’avais pas souhaitée, peut-être était-ce là le couteau que j’allais utiliser pour riposter. »

Cela s’appelle écrire un livre, témoigner, se battre avec et contre les mots, se grandir.

Résurrection, renaissance, vie nouvelle.

« Quand nous sommes rentrés à New York [après un voyage à Londres], j’ai compris qu’il était évident que ma seconde chance dans la vie devait être consacrée à l’amour et à l’écriture. »

Coda : « Si le destin m’a transformé en Rushdie icône de la Liberté d’Expression, une sorte de poupée Barbie vertueuse amoureuse de la liberté, alors j’assumerai ce sort. C’est peut-être cela que signifie pour moi « tourner la page » : accepter la réalité et continuer à aller de l’avant à travers cette réalité. »

Salman Rushdie, Le Couteau, Réflexions suite à une tentative d’assassinat, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 2024, 272 pages

https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Salman-Rushdie

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