Sarajevo, pour ne pas oublier, par Semezdin Mehmedinovic

©Milomir Kowacevic

« Je ne crois pas qu’il existe un peuple qui n’aurait pas crucifié Jésus. » (Semezdin Mehmedinovic)

Le poème est-il le refuge des belles âmes ? Rien n’est moins certain, nous laisse à penser Semezdin Mehmedinovic, écrivain bosnien né en 1960.

Le criminel de guerre Radovan Karadzic, accusé de purification ethnique, premier président de la république serbe de Bosnie entre 1992 et 1996, n’écrivait-il pas des poèmes (édités) pour enfants, qui, semble-t-il, les enchantaient ?

« nous descendons en ville, pour castagner la vermine » ferait-il un refrain populaire ?

Esprit lucide et brillant, fondateur durant la guerre de l’hebdomadaire HB Dani (imprimé à 9000 exemplaires partant généralement en un jour), Semezdin Mehmedinovic a écrit, durant les premiers mois du siège de sa ville en 1992, Sarajevo blues, impressionnant recueil de poèmes, fragments en prose, et réflexions sur la guerre, que les éditions Le Bruit du monde (Marseille) ont eu l’excellente idée de publier aujourd’hui en français, près de trente ans après sa première parution, alors que l’Ukraine est en guerre, et Gaza écrasé sous les bombes – traduction parfaite de Chloé Billon, également messagère en 2022 d’un autre livre de cet auteur publié par la même maison d’édition, Le matin où j’aurais dû mourir.

Sarajevo blues est un livre hanté par la mort et la nécessité du témoignage.

« Et je vois les gens marcher sur le lac / Chacun un hameçon à la lèvre. / Je me demande / Qui de nous deux mourra le premier ? / Alors seulement, il retire sa veste / Et aux épaules de sa chemise blanche / Deux morsures de pince à linge. »

Des chiens déchiquettent un cadavre, des tronçonneuses s’activent pour couper le bois de l’hiver, un vieux poète s’est endormi par terre, dans une synagogue, enroulé dans le drapeau national.

« Le soir nous attendons l’instant / où la forme se déploie : / le ciel est encore plongé dans l’obscurité / par l’éclat des objets terrestres – / Mais ensuite les immeubles deviennent du carton / des ombres plates et noires / Alors apparaît le ciel ardent / Et la lune prend de l’éclat au cœur de la guerre – // Tout en cet instant / Y compris mon petit garçon avec ses jumelles à la fenêtre / Est baigné du sourire divin / De la douce puissance des éléments »

Les anciens amis nous pointent soudain avec un fusil, la guerre s’installe pour longtemps.

Karadzic est un diable, n’ayant cessé de marteler que la cohabitation de peuples différents en Bosnie n’était pas possible.

Célébrant sa « victoire » sur les ruines de Vukovar par un festin de porcs, celui-ci « déclara devant les caméras de télévision que les porcs qu’ils venaient de dévorer avaient mangé les corps de Croates massacrés. »

Sur les hauteurs de Sarajevo, une femme en maillot de bain, installée parmi les tchetniks, se lève de temps à autre pour tirer au canon sur la ville.

« Puis, commente l’écrivain qui l’observe à la jumelle, elle fait demi-tour, enduit son corps de crème solaire et s’abandonne totalement à sa quiétude. »

L’écrivain aura-t-il le temps d’achever son poème avant d’être tué ?

Condition humaine : « Les gens sont relativement normaux, ou relativement fous, depuis qu’ils ont accepté la mort comme une donnée statistique. A Sarajevo, on parle d’un excédent de morts. »

Semezdin Mehmedinovic veut se souvenir, ne pas oublier, transmettre, alors que l’amnésie est une arme des nouveaux nationalistes.

Choses vues, disait Victor Hugo (un enfant ayant tué un tchetnik, les sentiers improvisés dans les parcs pour échapper aux snipers, le phénomène de la voiture Golf volée…), ne citant pas encore Jean Baudrillard : « Seul l’oubli de l’extermination est pire que l’extermination. »

« Dans le livre, confie l’auteur à Arnaud Vaulerin dans un entretien paru dans Libération (6-7 avril 2024), l’imam de la mosquée se demande combien de douleurs le cœur humain peut supporter sans s’arrêter. Pour tenir, le cœur a besoin d’humour. C’est la meilleure arme. C’est libérateur. On voit à quel point sont forts le besoin humain de survie, de liberté et le refus d’accepter la tragédie. »

Lisons ceci : « Chaque habitant de Sarajevo, habitué à la mort, a vécu tant d’expériences transcendantales qu’il est déjà initié à une sorte de bouddhisme déviant. Si l’agression dure encore quelques mois, nombre d’entre eux finiront par croire que la chute d’un marron sur l’asphalte de la promenade Wilson a plus de poids que la chute d’une grenade. »

Avec profondeur, Mehmedinovic s’interroge sur la guerre comme pathologie de genre.

« La guerre est une période de crise du sexe masculin. Personne ne pourra me persuader du contraire. Ce sont des asexuels, des handicapés émotionnels, qui initient la guerre. L’amour mène à la délivrance de la tyrannie de l’égo. Associée à un puissant pouvoir politique, l’asexualité a pour conséquences des crimes extrêmement pervers. »

On pille, on saccage, on viole.

Tout est vilénie, absurde, atroce, mais aussi tout peut être beau, comme le surgissement parmi les gravats d’une jeune femme en jupe courte accompagnée d’un dalmatien joyeux.

Eloge maintenant de Milomir Kovacevic, qui a photographié l’intégralité du siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne.

La guerre est une épreuve de vérité : « La cigarette que je suis en train de fumer était emballée dans un certificat d’hôpital confirmant un décès : figurent même la cause du décès, le tampon et la signature du médecin. J’avoue que c’est bien le dernier papier dans lequel il faudrait emballer des cigarettes. J’avoue également, cependant, que rien ne peut susciter en moi l’effroi. »

Questionnant son petit garçon sur le pays où il rêverait de s’installer, celui-ci lui répond : « Le Groenland. »

Pourquoi ? « Parce que là-bas, il n’y a pas de gens. »

En attendant, on peut lire, tout le temps, beaucoup : « Quand tombe une grenade, les livres servent de rempart où s’enfoncent les éclats d’obus. L’une de mes connaissances a eu la vie sauve parce que sa femme travaillait autrefois dans la bibliothèque marxiste, où elle recevait des exemplaires gratuits des œuvres de Lénine, de Marx et de Kardelj. »

Semezdin Mehmedinovic, Sarajevo blues, traduit du bosnien par Chloé Billon, Le Bruit du monde, 2024, 192 pages

https://lebruitdumonde.com/livre/62

https://www.leslibraires.fr/livre/23322202-sarajevo-blues-semezdin-mehmedinovic-bruit-du-monde?affiliate=intervalle

Laisser un commentaire