
Nuit d’été sur la plage, 1902, Edvard Munch
« Ci entrez mes amis de passage, les endeuillés, les insomniaques / Les cœurs lourds, les faiblards, les hésitants, les éperdus / Et tous les anges tombés du ciel, les prêcheurs de misère / Qui reviennent du désert à genoux la gorge sèche / Les comateux, les séparés, les déjà presque morts // J’ai du pain, du vin, de la fumée de cigarette / Il reste un peu de café et de tarte aux prunes / Et quelques mots par-ci par-là qui ne sont pas encore salis/ A des bouches pas très propres. Asseyons-nous sur la terrasse / Et regardons tomber le soir : voici que vient la nuit. »
J’aime beaucoup la définition que donne Jean-Michel Maulpoix du lyrisme dans son essai La Voix d’Orphée (1989) : célébration de la parole en tant que parole.
Il me plaît de lire ainsi son dernier recueil de poésie, très sombre, de tonalité souvent déceptive, comme un éloge du dernier souffle, des ultimes paroles, de la capacité à dire et chanter encore l’humaine condition, la formulation poétique pouvant se faire expression de nos voix et glas intérieurs.
Poème En chemin : « Quand je partais à la recherche de mon ombre / Il est arrivé que je m’égare / En ces lieux sombres et mal famés / Où personne ne reconnaît plus personne // La nuit me tenait par la main / Et je marchais les yeux fermés pour mieux me perdre / Derrière la femme aux mains d’araignée / Il y avait partout des voix brisées et des lueurs // Et c’était pour toujours le dernier jour du monde / Tout au bout de son âge de suie et de fumée / L’obscurité autour de nous était épaisse / Je me perdais dans ces couloirs / Où l’on ne croise plus que le corps des songes / Qui dorment nus dans nos mémoires. »
Composé de cinq parties, Cahier de nuit est une suite de tercets, quatrains et quintils disant le silence et l’insomnie, le passage du dernier tram et la beauté des fleurs, les cendres du désir et l’arrivée d’un maître impitoyable appelé Parkinson.
« Nous savons si peu de nous-mêmes / Pourquoi ces accrocs de douleur ? / Je ne parviens pas à comprendre / La raison de nos déchirures / Aimer alors semblait si simple. »
Nous ne nous connaissons pas, nous sommes seuls avec notre drôle de corps, nous hoquetons quand nous croyons nous épancher avec clarté.
Le poème est refuge, sans hospitalité pour les démons, abri de nos faiblesses et de notre incapacité à nous accorder avec nous-même.
La nuit n’est pas très bonne conseillère, dont il nous faut déjouer les tourments avec l’archet des vers.
On a beaucoup vécu, mais pas assez, on est usé, on ne sait plus vers qui se tourner pour dire tu.
« Ne pas étrangler / De chagrin / Le dernier baiser // C’est une chance / Ces mains qui tremblent / Après tout // Comme votre façon / De ne pas chercher à me retenir / Auprès de vous // Autorisé à jouer dans la cour / Avec les fantômes / Jusqu’à la nuit noire // Une chose est certaine / Je ne partirai pas / Le cœur en paix. »
On écrit aussi pour être entendus des morts, et des oiseaux.
Poème Les mains dans les poches : « Pourtant les dieux sont encore jeunes / Sous l’écorce, ou parmi les pierres / Ils ne vieillissent pas si mal // La nuit toujours ils se promènent / L’air léger, les mains dans les poches / Trouées de leur grand manteau noir // Ils fument de petits cigares / Ils aiment souffler des nuages / De fumée bleue : ce sont les dieux ! // Sous la lanterne de la lune / Ils flânent et parlent jusqu’à l’aube / De la douceur tendre du ciel. »
Et ceci, qui est déchirant : « Avant de disparaître / A qui pourrai-je donner / L’enfance qu’il me reste ? »

Jean-Michel Maulpoix, Cahier de nuit, Mercure de France, 2024, 96 pages
https://www.mercuredefrance.fr/Catalogue/(auteur)/Maulpoix%20Jean-Michel

magnifique!
merci Fabien
J’aimeJ’aime