
©Daido Moriyama
Il y a de quoi se réjouir.
Paraît aujourd’hui, sous superbe emboitage cartonné vêtu de noir, la compilation des numéros 31 à 50 (2016-2021) de la mythique revue Record, créée par Daido Moriyama en 1972, dans le prolongement de la non moins exceptionnelle revue Provoke – trois numéros, en 1968 et 1969, ayant changé le cours de la photographie mondiale.
Maître de la photographie de rue, Daido Moriyama regarde la ville à la fois comme un espace de théâtre et comme un territoire intime.
Il en fait le personnage principal de son grand œuvre – voir la rétrospective ayant lieu actuellement à Lausanne -, une sorte de monstre un peu gluant, fascinant et touchant.

©Daido Moriyama
Les noirs sont de pétrole intense, les murs parlent un langage de calligraphe, et les ombres, et les fleurs sauvages, et les multiples câbles téléphoniques.
Pour Moriyama, la ville est électricité, présences étonnantes – le surréalisme informe ses visions -, merveilles issues de ses errances.
On pense à Brassaï, à Jacques-André Boiffard, à tous ces artistes ne se satisfaisant pas du masque social, mais s’enchantant de la nuit et de la vie en ses points d’incongruité.
Il a plu, tout se reflète, un dernier ivrogne tombe dans le caniveau.
Moriyama ne hiérarchise pas, mais cadre des entités vivantes, qu’il s’agisse d’une maison délabrée, d’un lierre un peu fou, d’une Harley Davidson aux cylindres crasseux.

©Daido Moriyama
Les femmes qu’il aime portent des bas résille, des tenues léopard, ce sont des pièges à fantasmes.
Dans le numéro 31, Moriyama photographie Paris comme Tokyo. Dans son objectif, le Grand Palais est une araignée géante.
Cupidon lance des flèches aux belles dénudées des cabarets espiègles, rien n’est neutre, tout est possibilité d’évasion par les pulsions du clic et du clac de l’appareil argentique.
La ville portuaire de Kobe est photographiée (numéro 32), avec la conscience des dangers d’une civilisation se poliçant excessivement.
Heureusement, il reste des inconvenances à accueillir dans le boitier de vision, des situations prêtant à rire, la volupté des fleurs ouvertes, des femmes sexy marchant dans la rue comme des divinités intouchables.

©Daido Moriyama
La solitude n’est pas niée, ni la mélancolie du chasseur beat soudain découragé, mais Moriyama cherche constamment les lignes de sauvegarde, la brèche, l’ouverture vers un monde plus vaste que le quotidien maléficié, où le désir peut rester inentamé.
Saisir des épiphanies, avoir conscience de la nature infiniment reproductible de l’image photographique – grande attention pour les affiches délabrées, les inscriptions, l’effacement des visages -, savoir s’amuser de tout avec le plus grand sérieux, s’attirer la faveur des fantômes peuplant les rues – beauté des superpositions -, être fidèle à l’idée de révolte portée par la contre-culture, voilà la morale du photographe japonais, ami d’Araki, dont il reprend une image de l’album si émouvant Voyage sentimental (le faune perdra bientôt son épouse) : « Il est tellement cool, confie Moriyama dans le numéro 37 de sa revue. J’ai toujours pensé qu’aucun photographe n’avait jamais approché d’aussi près l’essence de la photographie que lui. »

©Daido Moriyama
En préface, Mark Holborn écrit magnifiquement : « Dans les futures histoires de la photographie, Daido Moriyama sera peut-être décrit comme un chasseur obsessionnel traquant ses proies dans les rues des villes japonaises – un territoire dense, hostile, riche en contrastes. Il en explore la surface pour accéder au-delà du vernis de perfection dans lequel évoluent leurs habitants. Il revient de ses petites rondes quotidiennes avec les fragments ou les éclats de vie qu’il a glanés. Un simple passage dans un café peut lui apporter une révélation. La rue lui a fourni assez de nourriture visuelle pour toute une vie. »
Nombre de jeunes photographes revenant à l’argentique, arpentant les rues comme des déments, ne le savent peut-être pas, mais ils sont les enfants naturels du mage Moriyama.

Daido Moriyama, Record 2, introduction de Mark Holborn, design graphique Jesse Holborn, Editions Textuel, 2024, 352 pages
https://www.moriyamadaido.com/en/

https://www.editionstextuel.com/livre/record
https://www.editionstextuel.com/livre/record_2
Exposition Daido Moriyama, une rétrospective, présentée par Photo Elysée (Lausanne) – du 6 septembre 2024 au 12 janvier 2025