L’événement Antonello de Messine, par Franck Guyon, écrivain

La Vierge de l’Annonciation, vers 1475, huile sur panneau de bois, 45 x 34,5 cm, Galleria Regionale della Sicilia (Palermo)

« Les fidèles privilégient les tableaux de la Vierge, car ils voient en elle la Médiatrice idéale : elle est à la fois par son humanité tout près des hommes, et par sa maternité divine proche de Dieu. » (Michel Feuillet)

On sait bien peu de choses sur le peintre sicilien du Quattrocento Antonello de Messine.

Le silence qui l’entoure se prête à la légende (lire Vasari).

On sait ce peintre de la lumière intérieure et du souci du détail admirateur des Flamands de l’école de Bruges, Jan van Eyck, Hans Memling et Petrus Christus, maîtres de cette peinture à l’huile – des couches d’humeurs transparentes – dont on dit qu’il fut l’introducteur en Italie.

Ses portraits sont parmi les plus beaux de toute la peinture occidentale, parce qu’y perce une dimension de transfiguration qui émeut et aimante immédiatement.

Par sa sobriété, son silence, sa solennité sans ostentation, sa Vierge de de l’Annonciation, conservée à la Galleria Regionale della Sicilia, à Palerme, est somptueuse.

L’Ange Gabriel vient d’interrompre sa lecture – un livre est posé sur un lutrin -, Marie fait un geste de la main qui est à la fois salut d infini respect et arrêt, son visage ovale, souligné par les plis d’un voile bleu, est grave, les yeux, comme chez Piero della Francesca, donnent le sentiment d’un regard vide, ou tourné vers lui-même.

Un événement a eu lieu : une femme vient d’être désignée pour porter le corps de Dieu.

D’Antonello de Messine et de ce tableau où le Mystère se donne à voir par la nudité d’une représentation de peu d’éléments, Franck Guyon a fait un livre superbe, Une clairière à s’ouvrir, publié dans la collection Phalènes des éditions L’Atelier contemporain.

Le cofondateur des éditions Marguerite Watknine y a notamment deux pages remarquables.

Page 9 : « Se pourrait-il qu’un événement soit ce moment si singulier qu’il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement à bien d’autres moments : et que tous ainsi se réfléchissent et se nourrissent les uns les autres, par-delà les distances qui les tiennent éloignés, comme à leur perte de vue, et qu’elles soient les directions auxquelles peuvent se soumettre les flèches du temps : / et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? Sans doute y aurait-il là matière à ruminer, manière de traverser cet ici-bas par le corps et l’esprit. »

Un événement vient totaliser et éclairer tous les autres, qui peut être évident ou secret, visible ou invisible, abolissant ainsi le temps chronologique par un temps plus essentiel, de l’ordre du destin, ou du sens profond d’une existence.

Un enfant naît dans un hameau de Galilée.

Un enfant meurt trente-trois ans plus tard.

Un enfant d’Assise reçoit, le 17 septembre 1224, deux ans avant sa mort, les saints stigmates.

Page 23 : « Et puis peut-être enfin s’imaginer une dernière fois, bien au-delà de nos forces, s’imaginer un peu, même si la tâche est chimérique et douloureusement vaine, s’imaginer un court instant qu’il y a peut-être encore bien d’autres événements qui, peut-être, eux aussi, participent et se mêlent en secret à ce court mystérieux du monde : des événements dont nous ne pourrions ni rien saisir ni rien connaître, parce qu’ils nous sont hors de portée, tout à fait invisibles, parce qu’ils ne s’adressent pas aux faibles pouvoirs de nos cinq sens, comme à ceux tout aussi chétifs de nos esprits courts : comme s’ils étaient à ce point sans matière, sans mesure et sans poids, qu’ils ne pourraient jamais peser, pourraient-ils se tenir, par on ne sait quel miracle, au creux d’une main : tous ces autres événements qui ne relèvent pas plus que la parole que de l’image, sans pour autant ne pas peser à leurs manières dans ce cours mystérieux : événements uniques et pouvant posséder date et lieu : événements qui ne pourraient en aucune manière ne pas être les œuvres d’un immense créateur. Pourrions-nous en douter ? »

L’art, quand il est à la fois accomplissement et énigme de sa réalisation, est un événement.  

Les peintures réussies sont des trous, aspirant l’entièreté du social pour en démasquer la fausseté.

Mais qu’y a-t-il dans un portrait ? Quel degré d’incarnation de la divine présence peut-on y déceler ? Faut-il interdire la représentation du Très-Haut ? La mère du Christ est-elle restée vierge, et en quel sens ? Quels anges avez-vous croisés sur le chemin de votre vie ? Que signifie avoir été initié ?

L’Italie est une terre protégée par l’art, le Saint-Esprit y règne dans le moindre village, ou alors c’est la damnation.

La scène est d’abord vide, qui accueille la totalité.

C’est une toile blanche, c’est un panneau de bois lisse, c’est un œil sans malice.

C’est une page où le Verbe se dépose.

Franck Guyon, page 66 : « Comme s’il pouvait s’agir d’une clairière à s’ouvrir. »

Ce sont les corps qui s’aiment, c’est la politique révolutionnaire, c’est la foi, c’est l’effort de la kénose, c’est l’art, c’est Antonello de Messine.

C’est la Vierge baissant les yeux devant le Feu, prononçant ces mots : « Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu me l’as dit ! »

Franck Guyon, Antonello de Messine, Une clairière à s’ouvrir, collection Phalènes, L’Atelier contemporain, 2024, 104 pages   

https://editionslateliercontemporain.net/collections/phalenes/article/antonello-de-messine-une-clairiere-a-s-ouvrir

https://www.leslibraires.fr/livre/23787800-antonello-de-messine-une-clairiere-a-souvrir-franck-guyon-l-atelier-contemporain?affiliate=intervalle

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