
©Bernard Plossu
« Mais il y a eu ce moment – un moment de bascule -, où je suis au Colorado, dans une langue que je ne maîtrise pas bien et qui n’est pas la mienne, où j’ai suivi mon mari qui reprend des études, avec notre petit garçon qui a trois ou quatre ans, je fais l’apprentissage d’une forme de solitude, et je commence à écrire un roman. » (Maylis de Kerangal)
Lors des huitièmes Rencontres de Port-Cros ayant eu lieu en septembre 2022, Maylis de Kerangal s’est entretenue avec Emmanuelle Pouquet, Ingrid Blanchard et des lecteurs, sur son œuvre composée d’une vingtaine de livres, son lien avec les îles et la Méditerranée comme mère de toutes les histoires (lire Corniche Kennedy, Verticales, 2008), sa façon de concevoir la ponctuation et la morale des détails (penser ici à Annie Ernaux).
« La ponctuation, c’est la marque de l’auteur dans son texte. Elle est son tempérament, elle signe sa respiration, son corps qui va dans la phrase. C’est en ce sens que, pour moi, tout cela est assez anatomique, y compris d’ailleurs les lignes de blanc, les alinéas. C’est anatomique parce que c’est comme un corps, une phrase. Et puis il y a souvent dans mes textes des phrases qui viennent se lover dans la phrase avec des systèmes d’incises. »
Liée à Port-Cros par son père Jean Paulhan, qui y recevait notamment dans les années 1930 ses amis écrivains, Claire Paulhan publie dans un élégant volume à la couverture orange ces conversations souples sur la littérature, ses nécessités, ses lois, sa géographie/géophysique/géodésie propre.
Maylis de Kerangal conçoit l’entreprise littéraire comme une initiation et un vecteur de connaissances, une façon d’explorer un monde inconnu, « social, technique, langagier, professionnel », notamment avec son langage spécifique venant s’inscrire sur la page, comme pour le préserver – l’auteure a fait des études d’anthropologie à l’EHESS.
« C’est le livre qui invente son propre matériau documentaire, je crois que c’est très important de le comprendre. Les sujets me captivent dans la mesure où ils attrapent autre chose qu’eux-mêmes. L’idée n’est pas d’illustrer un sujet mais que celui-ci puisse phosphorer, faire advenir autre chose. »
Plus loin : « Il s’agit à chaque fois de narrer un processus. Le pistage c’est le travail littéraire, la manière dont le document, le documentaire, l’enquête, l’investigation, viennent se tisser dans la langue. Les noms de pinceaux, de couleurs, les techniques picturales [lire Un monde à portée de main, Verticales, 2018], comment on descend dans une grotte pour en rapporter une espèce d’empreinte numérique, tout cela m’a captivée mais quand j’ai commencé le livre, j’ignorais que j’allais trouver ça. »
Ecrire pour apprendre, aussi pour faire entendre la voix des autres, tout en explorant la sienne, cette inconnue, essentiellement par le truchement de la ponctuation, et, chez l’écrivaine de Je marche sous un ciel de traîne (Verticales, 2000), d’une phrase ample, presque végétale en ses lianes entrelacées, ses développements, ses greffes.
L’imaginaire de l’île comme espace ambigu et motif de fiction est très présent dans les écrits de la romancière (Ni fleurs, ni couronnes, 2006, Aux confins des îles, SMILO) ayant fréquenté à de nombreuses reprises Stromboli.
L’auteure de Réparer les vivants affirme ainsi : « Ce qui m’intrigue, c’est ce qui se passe entre les îles, que l’on doive évidemment traverser la mer pour les atteindre : arriver sur une île, c’est déjà un voyage. Il y a cette émotion-là, très odysséenne, associée à l’idée de la rencontre et à l’idée du retour, à l’idée de rentrer, de revenir. Et dans ce retour la possibilité de ressaisir du temps, de ressaisir sa vie. »
Ressaisir sa vie par la langue, n’est-ce pas aussi, surtout, l’ambition de la littérature ?

Maylis de Kerangal, Entretiens de Port-Cros, conversations avec Emmanuelle Pouquet et Ingrid Blanchard, Editions Claire Paulhan, 2024, – 400 exemplaires
https://www.clairepaulhan.com/

Maylis de Kerangal, Jour de ressac, Editions Verticales, 2024, 248 pages
http://www.editions-verticales.com/

