
©Matthieu Chazal
Se sachant gravement malade, Matthieu Chazal, emporté à 49 ans, en septembre 2024, par un cancer foudroyant, a conçu Levant comme un testament.
On y voit la passion d’un photographe pour un vaste territoire – des Balkans au Caucase – maintes fois traversé, pour l’art du noir et blanc argentique qu’il maîtrise parfaitement, pour la fraternité mêlée d’un sentiment de grande solitude et de blessure.
Les guerres, les situations quotidiennes, les fêtes, la mélancolie, l’effort de vivre.

©Matthieu Chazal
Nous sommes, entre 2009 et 2023, dans le delta du Danube, tout autour du Bosphore, du côté de la mer Caspienne, en Géorgie, en Grèce, en Turquie, en Ukraine, en Irak, en Syrie, en Iran, dans l’âpreté existentielle, la destruction, et les moments de joie.
En préface, l’écrivain Mathias Enard s’interroge : « Je me suis longtemps demandé ce qui reliait Athènes à Batoumi, Mossoul à Kharkiv. Une longue route de fuites et de déraisons dans un atlas d’illumination. Une voiture sur la glace, une théorie de la juxtaposition. Un archipel de l’amour. Le sens de la rotation de la Terre. La guerre qui surgit, çà et là. Nos cœurs jonchés de guerre comme nos trottoirs saupoudrés de cadavres. Tout ne sera pas que beauté dans cette histoire. Ou si. Qui sait. La violence survient comme par hasard, parce qu’on descend des fleuves, le Danube, le Dniepr, l’Euphrate ; la mort ressemble au Bosphore, elle se traverse. Les montagnes enneigées de l’Anatolie nous accueillent comme elles ont accueilli l’Arche de Noé. On voit les montagnes, on voit l’Arche : on n’imagine pas les millions d’êtres abandonnés là, morts, noyés par le déluge. »
Matthieu Chazal, qui fut journaliste à Sud Ouest entre 2001 et 2005, passe des frontières, cherche l’équilibre dans le déséquilibre des temps, observe la lumière à travers les ombres.
Tensions, accalmies, déchaînements de haine.
Silence.

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On pense quelquefois à l’esthétique de Josef Koudelka et à celle de Klavdij Sluban, pour les oublier ensuite, en suivant pas à pas le choix des images effectué par leur auteur.
Un homme mélancolique derrière la vitre d’un car ? C’est un autoportrait.
La cité grecque de Pergame est encore à peu près debout, oui, mais pour combien de temps encore ?
On se baigne dans le mer Noire, on meurt sous les bombardements à Dnipro (Ukraine), les tombes musulmanes de Srebrenica sont innombrables.
On quitte son pays, on rêve d’assassiner l’Occident, on se photographie devant un monastère.
Matthieu Chazal ne cherche surtout pas à faire spectacle, mais dévoile quelques fragments d’une histoire contemporaine qui n’est pas figée.
Persistance des traditions rurales, percussion des missiles, regards inquiets : qu’est-ce qu’une civilisation ?

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On tombe amoureux, on se marie, on défend son pays.
On apprend les codes de la masculinité et de la féminité, on les déconstruira peut-être un jour, si la Camarde nous en laisse l’opportunité.
Les ponts se rompent, les églises arméniennes proches du mont Ararat, en Turquie, sont abandonnées, on attend mais l’on n’attend plus rien.
Groupe de militaires, groupe d’enfants, groupe de baigneurs.

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Troupeaux de chèvres, de dindons, pédalo en forme de cygne coincé dans les marais des environs de Marivan, au Kurdistan.
Des tranchées, des êtres affligés, des cadavres.
La mort envahit de façon plus intense la dernière partie du livre de Matthieu Chazal, les armes du malheur sont là, mais aussi les enfants, le sourire des femmes, un olivier.

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Un photographe de nécessité est mort, son livre s’appelle Levant, l’art, Jean Cayrol l’a rappelé, est de dimension lazaréenne.
En postface, Aurélia Coulaty conclut : « Et la porte du mythe a tourné sur ses gonds. »

Matthieu Chazal, Levant, préface (français/anglais) Mathias Enard, avant-propos (français/anglais) Matthieu Chazal & Paul Salopek, postface (français/anglais) Aurélia Coulaty, tirages argentiques Thomas Consani – Picto, direction éditoriale Gilles Cargueray & Camille Gallet, direction technique John Briens, direction artistique et design Lionel Catelan, photogravure Christophe Boënnec, Editions Odyssée, 2024, 188 pages
Cet ouvrage a bénéficié de la bourse Collection Monographie de l’Adagp
https://www.matthieuchazal.com/projects.php

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