
Louise Bourgeois
« depuis la racine de l’oreille des prophètes grandissent / du bout des doigts comme des phares là où plus rien / ne flotte au-dessus des eaux s’affolent / les aiguilles des capteurs outre mesure / oscillent jetés par-dessus bord les mots encodés tanguent / et tanguent jusqu’à la phrase suivante »
On peut lire d’au moins deux façons le recueil de la poétesse Ulrike Bail, point invisible, publié en Allemagne en 2021 sous le titre wie fiele faden tief.
D’abord dans la succession de ses quatrains, quintils et sizains isolés sur la page – et quelques autres formes -, comme un poème ininterrompu faisant de la métaphore du fil et du point un fin tissage métaphysique – question du temps ogresque -, mais aussi, puisque se trouve à la tombée de chaque poème, sous le vertige du blanc, trois, quatre ou cinq mots les résumant tout en les relançant, comme une continuité de piqûres et surpiqûres créant un vaste chant nominal, suturé et troué.
« aiguille cordon percer se faufiler trahison « / « limite bord effilocher flotter » / « cordons mêlés gorge »
Le lecteur français découvrira dans la traduction française finement ciselée de Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, pour les éditions Blancs Volants, une auteure dont la concentration des motifs est une manière de contenir le sens sans en manquer la part de mystère ouvrant à l’exégèse, voire à l’herméneutique, puisque Ulrike Bail est également docteure en théologie protestante et enseignante de théologie féministe à l’université Humboldt de Berlin, non loin du lieu de science où Bénédicte Savoy enseigne quant à elle la pensée décoloniale.
Coudre, découdre, imaginer de nouveaux matins.
Douces cruautés, fantasmagories, faisant penser à la façon dont Raymond Queneau, pourtant si éloigné de l’écrivaine allemande, décrit de ses yeux d’enfant la mercerie de ses parents.
Poème boîte à ouvrage : « dans la boîte à ouvrage les cordons ombilicaux séchés / souvenirs d’omphalotomie réservés aux occasions / spéciales comme la trahison et la mort par noyade / avec des aiguilles en os de clavicule et de corbeau / percer des poches d’air le fil se faufile / parmi les boutons »
On remarquera l’enjambement, bascule dans l’objet monstrueux nourricier.
Tricoter dans le vent, dérouler la ficelle, ne pas craindre l’envol.
Dans le filet des mots, attraper pour ensuite les relâcher – ou pas – quelques oiseaux, quelques couleurs, une femme jaune, un peu de neige, de la soie, un renard polonais.
« tortiller le fil en surfilage sur deux ourlets / en gros tout s’effondre / sans filet surmonter l’abîme relié / tout au long des extrémités »
L’inspiration se fait quelquefois transe, vibration de tout l’être : « tu défais la couture détaches les fibres à la / limite du compartiment tu cales un bord de tissu contre le / bois amarrés carnés des vers en pleurs s’échappent par franges / comme des enveloppes flottent en plein délié largué volatilisé »
Que faire de toutes ces chutes de tissus occupant la mémoire ?
Les faire défiler sous la Singer Isis rassemblant les membres dispersés d’Osiris ?
Vous écrivez : « le souvenir est un vêtement poreux »
Vous traduisez, quelques pages plus loin : « textures serrées terre saturée de sel / les cordons-racines emmêlés se chevauchent / dans le pneumatophore des mangroves les gorges respirent / sur fond saumâtre »
On ouvre l’armoire des songes.
C’est une toile, une nef, des canaux sanguins où faire passer le fil qui les rapprochera, et permettra l’écoulement régulier des vers.
« dans l’eau peu profonde tu poses le pied ourleur / le fil passe le gué tend les vagues courtes dans le vent / tu couds les rives l’une à l’autre elles ourlent ce qui / ne frémit nulailleurs chose manquée chose rêvée »
A partir de ce nulailleurs, et de la disparition des points de suture, aller vers l’inconnu de l’origine des langues.

Ulrike Bail, point invisible, traduction Ludivine Jehin & Jean-Philippe Rossignol, relecture traduction Lucie Lamy & Samuel Hamen, édition Hermine Robinet, coordination éditoriale Claire Perrin, conception graphique Lucas Boirat, révision Doriane Baubiat & Annick Sapin, Blancs Volants éditions, 2025, 128 pages
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