
Portrait de l’Arioste, vers 1510, Titien
L’amour n’est pas toujours réciproque, et Cupidon est un bien cruel archer, qui touche l’un, sans atteindre l’autre.
« Qu’un bref regard, hélas, est mal payé / D’une passion âpre et si persistante, / Un court plaisir d’une douleur constante, / Un prompt départ d’un retour retardé ! / Cela provient d’une flèche inégale, / Du feu impair par Amour inspiré, / Perçant mon cœur sans toucher votre mante, / Vous insensible et moi tout enflammé. / Je crus qu’Amour tous deux nous pourchassait / Et vous lierait à moi en même lacs, / Mais me prit seul et vous laissa courir. / Mauvaise vue il eut en ce jour-là, / Car, vous prenant, il tenait grande proie ; / Bien se montra petit enfant aveugle ! »
Précédés de notules brillantes les résumant de façon subjective rédigées par leur traducteur Frédéric Tinguely, les sonnets de l’Arioste (1474-1533) n’étaient, c’est incroyable, pas encore connus en français à ce jour.
Mettant son érudition au service des quarante-et-un poèmes qu’il transmet aux lecteurs francophones, Frédéric Tinguely fait œuvre salutaire de partage et d’explicitation.
Héritiers de Pétrarque et de ses maîtres antiques (Hésiode, Ovide, Catulle), ces sonnets de lyrisme superbe marqués du sceau de la préciosité et de l’art de la cour ont pu inspirer profondément les écrivains du groupe de la Pléiade, notamment Joachim du Bellay (lire L’Olive), Pierre de Ronsard (ses Amours) et Jean-Antoine de Baïf.
Le raffinement pourrait les rendre quelquefois abscons aux distraits, mais l’édition bilingue publiée par Verdier est parfaite pour goûter toute la saveur de ces textes galants, de feu et de glace – la plupart sont dédiés à Alessandra Benucci, la femme qu’il adore.
Mais qu’écrit le poète de Ferrare, dont le registre amoureux est loin d’être le seul en ce recueil ?
« Pourquoi Fortune ainsi me disputer / L’ivoire et l’or, ce qu’Amour m’a donné, / Perles et pourpre et cet autre trésor / Dont me croyais et riche et gratifié ? / Par toi me vois privé de l’approcher, / De m’en éjouir, en pauvreté me meurs ; / Non mieux gardé fut au rivage more / Des Hespérides le fruit jalousé. / Pour un vigile auprès du bois précieux / Il en est cent surveillant les richesses / Dont pour en jouir Amour me fit largesse. / A lui le blâme, à lui qui fit le don ; / Quelle puissance a-t-il en son royaume / Si ce qu’il donne à défendre il n’est bon ? »
Comprenons ici que l’objet de notre amour nous est quelquefois ôté, et que Fortune n’est pas toujours favorable.
Amour nous mène-t-il au port de la félicité ou aux espaces des tourments ?
Qu’en pensent les oiseaux ?
Qu’en pensent les couleurs ?
« Non sans raison le lys et l’amarante, / L’un de confiance et l’autre fleur d’amour, / De leur couleur belle douce gracieuse, / Ornent, ô vierge, votre sainte mante. / L’un, blanc et pur, dit en même mesure / Et vous candeur et pureté de cœur ; / L’autre fleur donne à votre âme sublime / Le fier renom de réelle constance. / De même qu’elle au soleil et au gel, / Seule entre toutes, sans même la sève / Du sol natif, reste toujours vermeille, / Votre vouloir, ainsi, noble et honnête, / Malgré Fortune et les tours de sa roue, / Pareillement ne peut changer d’aspect. »
Qu’en pensent les arbrisseaux, et Phébus et Bacchus ?
Qu’en pense le soleil ?
Qu’en pensent les chasseurs ?
Qu’en pense la poésie ?
« Comment pourrais-je dignement louer / Vos angéliques, divines beautés, / Si seulement disant vos blonds cheveux / Improprement ma langue se dénoue ? »
Qu’en pensent tous les cerfs blessés ?
Qu’en pense la flamme ?
Qu’en pensent les baisers et le doux tétin ?
Qu’en pensent les habitants de Ferrare – où vécut le poète – et ceux d’Urbino ?
Qu’en pensent les regards ?
Qu’en pensent les cheveux trop vite coupés ?
« Ô messages du cœur, ardents soupirs, / Ô larmes qu’avec peine au jour je cèle, / Ô vœux épars en non féconde arène, / Ô de mon mal injuste justes plaintes ; / Ô mon penser à un vouloir rivé, / Ô mon désir que raison ne réfrène, / Ô espérances qu’Amour achemine / Soit à grands bonds, soit à pas ralentis ; / Cesseront donc ou bien s’allègeront / Votre constant tourment et mon martyre, / Ou bien ensemble s’éterniseront ? / Ce qu’adviendra, je ne sais, mais vois bien / Les seuls coupables de mon triste vivre : / Maigre sagesse et excessive ardeur. »
Il faut beaucoup de talent pour traduire si bien ces vers anciens – ne pas craindre la jouissance étrange de la langue -, être à la fois docte et indocte, pour ne pas étouffer la fleur dans la main, connaître les secrets d’Aphrodite et les nécessités intimes de la lyre, découvrir les larmes sous les jeux, et l’errance intime sous la forme qui contient.

L’Arioste, Sonnets, préface et traduction Frédéric Tinguely, collection terra d’altri dirigée par Martin Rueff, éditions Verdier, 2025, 128 pages
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