Ecouter la vie des œuvres, par Carlo Ossola, écrivain, critique, professeur

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Roman Opalka

« J’ai appris que les livres ne sont pas leurs auteurs, ni leurs lignes d’écriture : ils sont des messagers qui viennent de loin et s’arrêtent devant vous ; il faut se préparer à cette visite et entretenir une conversation. »

Lire la prose superbement élégante, érudite et partageuse, de Carlo Ossola est un grand bonheur.

Livre d’amitié dédié d’abord au grand érasmien, spécialiste du baroque et de Cervantès, Marcel Bataillon (1895-1977), ainsi qu’aux poètes Gratiliano Andreotti et Giovanni Giudici, Entrez sans frapper est un exercice d’admiration, envers les critiques et écrivains si soucieux des effets et mystères de la langue, ces grands lecteurs et fins penseurs que furent Vladimir Jankélévitch, Yves Bonnefoy, Jean Starobinski, Gaëtan Picon, Marc Fumaroli, Eugenio d’Ors, Michel Butor, Carlo Bo, envers les livres qui émeuvent, affermissent le cœur, déstabilisent.

Tendre la main est un commencement – lire Eloge de la main, d’Henri Focillon.

Et renverser le regard.

« Je crois, écrit Yves Bonnefoy ici cité, en une beauté de par-derrière le monde. Tout ce que nous avons, ce sont des planches mal clouées, mal debout, disjointes. Tu donnes des coups dedans, elles tombent. »

Professeur émérite au Collège de France – chaire de « Littératures modernes de l’Europe néaolatine » -, Carlo Ossola, né à Turin en 1946, dit adieu par cet ouvrage sur l’inachevable, l’infini et le singulier universel au bureau 16 qu’il occupa vingt-deux ans, laboratoire rempli de livres et de présences aimées.

La ville d’Urbino y règne en majesté, ce lieu de passé est une retraite pour l’avenir où l’on peut croiser désormais cet humaniste rare.

Sous-titré « à l’abri des livres », Entrez sans frapper n’est pas une tour d’ivoire, mais un foyer de diffusion composé d’articles passionnants donnant envie de lire ou relire, L’Irréversible et la nostalgie (Jankélévitch), Dans le leurre du seuil (Bonnefoy), Coupole et monarchie (d’Ors), Sermon sur les Anges gardiens (Bossuet), Passage de Milan (Butor), Le corps et ses raisons (Starobinski), Admirable tremblement du temps et Un champ de solitude (Picon).

Yves Bonnefoy en quelques traits ? « Il a traversé le XXe siècle avec la fraîcheur d’une langue toujours aurorale, prononcée avec une trépidation léopardienne (l’un de ses points de référence permanents), contemplant une création éclose sur ses propres blessures. (…) Ce qui le définit le mieux, c’est une humanité incarnée dans les mots et dans le regard, c’est une prononciation – avant même d’être une écriture – de l’attente de l’autre. »

Citation éblouissante de Description de San Marco (Michel Butor) faisant songer au premier Sollers : « Comment creuser le texte en coupoles ? Comment réaliser une nappe de texte qui passe d’épisode en épisode, détail architectural en détail ? […] Car les marbres des lambris, merveilleusement humides, chantant, jusqu’à hauteur d’homme, leurs vagues se répondant de panneau en panneau, petites ondes contrariées, grandes ailes de papillon, au-dessus, privées de ce soin, de de passage, de ce frottement, équivalent à l’intérieur du ruissellement de la pluie, se ternissent en cendre et poussière, juste avant que leur luisance soit reprise et magnifiée par l’or. » 

Guidé par la parole d’Angelus Silesius concernant l’énigme de notre nom, de notre parcours, de notre devenir, Carlo Ossola fait de l’egredere de Bossuet – l’impératif chrétien de la marche, de la sortie, du pèlerinage, du déplacement intime – un axe existentiel.

Dans son hommage rendu au cinéaste géorgien Otar Iosseliani, dont les films fantasques et de grande liberté narrative sont peuplés de clochards célestes, Ossola, qui pense aussi avec la peinture, décrit un homme « qui caressait les détails ».

Transmettant le nom, l’art et l’énigme des plus grands artistes (Poussin, Bresson, Piero della Francesca), Entrez sans frapper est une œuvre salutaire, fruit d’une vie de travail, de passion, d’engagement dans la lecture, d’approfondissement de la sensibilité.

Coda : « Quand on a vraiment le désir de lire des livres, on n’a pas le temps de les ranger… »

Carlo Ossola, Entrez sans frapper, photographies Edouard de Pazzis, Nicola Giuseppe Smerilli, Panthéa Tchoupani, Les Belles Lettres, 2025, 302 pages

https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251456935/entrez-sans-frapper

Le déchêné, grand chêne 2014, acrylique sur papier 57 x 76 cm ©Alexandre Hollan

https://www.leslibraires.fr/livre/24231656-entrez-sans-frapper-carlo-ossola-belles-lettres

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