Un apprenti moine zen à vélo à travers le Japon, par Emmanuel Ruben, écrivain

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©Emmanuel Ruben

« De la montagne, toujours magique au Japon, il est la forme la plus épurée, la plus héraldique, la plus iconique. Le Fuji, c’est ça, le blason d’un pays, son plus beau monument. On comprend alors que ce pays est enchanté et qu’on a une chance folle d’y vivre ne serait-ce que cent vingt jours. »

Prenez deux titres majeurs de Nicolas Bouvier, L’usage du monde (1963) et Chronique japonaise (1975), candidatez à la Villa Kujoyama, réussissez votre grand oral, considérez ensuite ce temple ou monastère de béton situé à Kyoto comme base de vos pérégrinations, n’oubliez pas d’emporter votre vélo de compétition dans vos bagages, mélangez le tout au rythme des secousses sismiques traversant le pays et de la mélancolie active vous empoignant aussi sûrement que Godzilla, et vous aurez L’usage du Japon, d’Emmanuel Ruben.

©Emmanuel Ruben

Composé sur le mode oulipien de la contrainte formelle à peu près respectée – cent textes d’environ deux mille signes pianotés sur un écran de smartphone dans l’appli Instagram -, cet ouvrage accompagné de cartes et d’aquarelles très belles de l’auteur, est une formidable façon de voyager en ce pays aimantant toujours davantage les étrangers tatamisés ou nourris à la sous-culture (Philippe Forest) nippone mondialisée, de le comprendre, d’en étendre encore la dimension de mystère et de fascination.

Parcourant chaque jour (automne/hiver) le Japon à vélo de façon obstinée, Emmanuel Ruben pédale sur les traces du géographe autodidacte génial Ino Tadataka (1745-1818), dont on dit qu’il parcourut quarante mille kilomètres à pied en dix-sept ans pour mesurer les côtes de l’archipel.

©Emmanuel Ruben

Expérience de désoccidentalisation, L’usage du Japon fourmille de notes précises très stimulantes pour l’esprit, de réflexions riches, de rencontres.

Le bonheur de l’écrivain est perceptible, qui trouve en cette contrée multiple un prolongement de sa Zyntarie imaginaire (lire toute l’œuvre d’Emmanuel Ruben, essais et romans).   

Tout commence pour l’admirateur de Julien Gracq par un coup de foudre topographique, une vision depuis le ciel des îles japonaises lui donnant l’idée d’un livre à la dimension archipélagique.

Inspiré de Nicolas Bouvier, mais aussi du Kojiki, du Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, de Notes de chevets, de Sei Shonagon, des Trois formules du professeur Sato, de Blake et Mortimer, et, quelquefois, de l’atmosphère des romans de Haruki Murakami, L’usage du Japon donne la sensation d’un monde flottant – ukiyo-e – de textes, à la façon d’une estampe calligraphiée dérivée des célèbres dessins de Hiroshige et Hokusai, inventeurs de la ligne claire.  

©Emmanuel Ruben

Leçon de poétique littéraire : « Jamais nous ne parviendrons à épuiser l’infinité du monde, la littérature du réel n’existe pas, la littérature réaliste appartient au passé ; toute littérature est une expérience vertigineuse où le réel et l’imaginaire sont sans cesse entremêlés. »

En passionné de géographie, Emmanuel Ruben précise que la nature montagneuse du pays oblige la population de 125 millions d’habitants – combien d’âmes ? – à se masser dans une petite partie du territoire, et que le cycliste « a intérêt à savoir grimper » s’il veut échapper à l’urbanisation frénétique.  

« Le Japon, précise-t-il, est peut-être avec la France un des pays où le paysage change le plus vite, à vélo. La fameuse devise du maximum de diversité dans le minimum d’espace, qui s’applique à l’Europe, pourrait très bien s’appliquer à l’archipel. C’est l’étirement latitudinal qui veut ça : le pays du Soleil levant bande son arc sur trois mille kilomètres, du vingtième au quarante-cinquième parallèle nord. »

Au Japon où l’activité volcanique est importante, des îles naissent ou disparaissent presque chaque jour, les temples se comptent par centaines de milliers, la grâce des visages est un ensorcellement quotidien.

©Emmanuel Ruben

Se rendre au sento, le bain public si bienfaisant ; gravir des côtes impossibles ; entendre crier les macaques ; s’attarder dans un ryokan à peu près perdu ; ne pas prendre de photos dans les temples historiques (c’est presque toujours interdit) ; penser à Jérusalem (très beau livre aux éditions Inculte, Jérusalem terrestre) en se promenant à Kyoto ; découvrir le Mare nostrum nippon (mer intérieure de Seto Naikai) ; déguster du sperme de fugu avec Michaël Ferrier ; contempler jusqu’à s’y diluer dans les Nymphéas de Monet  au musée d’art Chichu de Naoshima, construit comme il se doit par Tadao Ando ; se rendre le 2 janvier à Nara ; faire l’amour avec la femme de sa vie dans une tour de Kyoto ; traverser l’Hokkaido sous la neige ; arriver au petit matin sur l’île de Miyajima ; ne pas arrêter de se déplacer ; ne pas arrêter ; ne pas.

Agrandir l’instant ? Pari fou, le seul qui vaille, le plus difficile.

« Vivre au Japon, c’est apprendre à transcender la routine en rituels. La journée est alors rythmée par ces gestes qui prennent leur véritable dimension parce qu’ils sont répétés mais jamais expédiés, accomplis au contraire dans une parfaite adéquation avec l’instant présent, dans un état de conscience aiguë et de présence au monde qui vise à garder le sens du calme, à se dépouiller de toute passion triste. »

Revoir Perfect Days, de Wim Wenders, où l’activité de nettoyeur de toilettes publiques peut mener au satori.  

« Julien Gracq disait quelque part, écrit le lundi 4 décembre le rouleur compulsif, qu’il y a des écrivains myopes – attentifs aux détails – et des écrivains presbytes – attentifs aux grands panoramas. Le Japon réussit le miracle de rendre n’importe quel écrivain, même le plus presbyte, tout à fait myope. On ne s’intéresse plus qu’aux détails. On redevient un enfant. »

©Emmanuel Ruben

C’est l’enfant penché sur le tapis où sont ouverts les atlas de ses parents.

C’est Nicolas Bouvier.

C’est Emmanuel Ruben.

Un roman s’écrit.

Son personnage principal ?

Ino Tadataka bien sûr.

Emmanuel Ruben, L’usage du Japon, Stock, 2025, 288 pages

https://www.editions-stock.fr/livre/lusage-du-japon-9782234099234/

©Emmanuel Ruben

https://www.leslibraires.fr/livre/24328569-l-usage-du-japon-une-traversee-de-l-archipel-a-velo-emmanuel-ruben-stock?affiliate=intervalle

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  1. Avatar de Eve Zheim Eve Zheim dit :

    Merci, je l’ai terminé cette nuit ! Bonne journée Eve Cz

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