Entrer au désert, par Eduardo Nave, photographe

©Eduardo Nave

Les lettristes du mouvement fondé par Isidore Isou aimaient la graphie des signes, la pureté des messages brouillés, l’absurdité de la communication dominante.

Leurs films discrépants pouvaient montrer des pellicules se déchirant, prenant feu, un écran intégralement blanc ou noir.

Guy Debord, l’auteur majeur de La Société du spectacle (1967), les appréciait beaucoup, lui qui n’eut de cesse de rouvrir des chemins de liberté dans une société asphyxiée par la propagande publicitaire et l’atrophie des consciences par le langage vidé de son sens.

Les affichistes récupéraient des affiches dégradées sur les murs des villes, mais aujourd’hui, que reste-t-il à glaner alors que les publicités sont davantage numériques qu’analogiques ?

Des enseignes vides, des structures fantômes, des panneaux d’affichage obsolètes.

©Eduardo Nave

Le très beau Espacio disponible, livre de grand format du Valencien Eduardo Nave, montre cette vacuité au cœur des paysages.

A l’ère du capitalocène, le papier est old school, lui aussi a disparu avec la chute des espèces et la fonde des glaces.

Consacrant ses recherches à l’observation de ces panneaux publicitaires désormais muets, ou en passe d’être démontés, l’artiste espagnol donne la sensation de contempler des squelettes de dinosaures.

Un monde déchu fait de pierre et de sable.


©Eduardo Nave

Des écrans inutiles pour des drive-in d’images fixes devenus ridicules.

Quelques lettres subsistent encore çà et là, parmi les blés ou l’herbe rase, mais au fond c’est l’incongruité qui domine.

Ces panneaux publicitaires apparaissent comme les symboles de notre capacité à polluer, l’environnement, les yeux, l’esprit.

Le soleil les frappe sans pitié, c’est celui du Jugement dernier.

« Espacio disponible, écrit fort à propos l’auteur de L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain (1983), Gilles Lipovetsky, c’est l’anti-Times Square : à la saturation de l’espace urbain par les enseignes resplendissantes en néon et LED succède le no man’s land des zones arides, dépeuplées, quasi désertiques, seulement surmontées de structures décharnées en quête de repreneur improbable. La désolation après le brillant, le vide après l’excès, l’ennui après l’euphorie de l’animation publicitaire. Voici le temps de la désaffection d’un grand vecteur communicationnel né au commencement de la modernité industrielle. »

Nous avons changé d’ère civilisationnelle, alors que la dégénérescence artificielle s’apprête à prendre un pouvoir définitif sur les représentations générales.

©Eduardo Nave

Espacio Disponible pourrait être un film américain de Wim Wenders, mais sans acteur, sans pellicule, sans récit.

Eduardo Nave montre des espaces occupés par des structures du troisième type, des aliens, notre passé.

Des paysans ont accepté la défiguration de leurs champs, des agences publicitaires ont fait pression pour installer leurs architectures sans qualité, des consommateurs ont regardé tout cela de l’habitacle de leur voiture.

Le roi est nu, il nous faut réinventer des lignes de sens, ne pas désespérer du désert que nous avons créé.

©Eduardo Nave

Espacio Disponible rappelle la formule désastreuse du PDG de TF1, Patrick Le Lay, à propos de la mission de la télévision : « Vendre du temps de cerveau disponible. »

Le cerveau est devenu un Smartphone, une puce électronique, rien.

Les sociétés sont dans un état de mort cérébrale avancée, mais nous pouvons renaître.

Il y a encore çà et là quelques coquelicots, mais y a-t-il encore des humains ?

Le désert a crû, la chaleur a tué, le temps des involutions a pris une tournure d’indifférence et d’apocalypse. 

Eduardo Nave, Espacio Disponible, texte (espagnol, anglais, français) Gilles Lipovetsky, Editions Loco / Centro José Guerrero, 2025, 184 pages – jaquette imprimée en cinq versions différentes

https://www.eduardonave.com/

https://www.editionsloco.com/biographie/nave/

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