
La maison du docteur Edwardes, 1945, Alfred Hitchcock
« Bref, le cinéma peut nous montrer tout ce que nous voyons sans savoir que nous le voyons. Et c’est exactement ça que Benjamin appelle « l’inconscient visuel ». C’est à ça, dit-il, que le cinéma peut nous donner accès. »
Publié dans l’excellente collection Les petites conférences, dirigée chez Bayard par Gilberte Tsaï, le propos du philosophe, musicologue et enseigneur-chercheur Peter Szendy concernant le cinéma comme orientation du regard, nouvelle donne anthropologique et émancipation est passionnant.
Prononcé devant des enfants et adolescents – les parents n’étaient pas exclus – en janvier 2024 à la Maison de la poésie – Scène littéraire de Paris, la communication Faire son cinéma se veut d’abord d’une grande limpidité de pensée et de langage, le désir de partage, très démocratique, étant premier.
En quoi le cinéma change-t-il notre façon de percevoir le monde ? N’est-il qu’illusion, jeu de dupes plus ou moins consentants ? N’y a-t-il pas aussi en cette invention une puissance de dessillement remarquable ? telles sont quelques-unes des questions abordées ici par l’ami de Jean-Luc Nancy pointant l’apparition de l’art cinématographique l’année même où Sigmund Freud inventa la psychanalyse, soit une façon nouvelle de comprendre l’importance des rêves comme révélateurs de notre être profond en ses désirs diurnement inavoués – les rayons X perçant les mystères du corps furent également découverts en 1895 par Wilhem Röntgen.
Dès l’origine écartelé entre l’aspect documentaire tel que saisi par les frères Lumière et la possibilité d’onirisme mise en œuvre par Méliès, le cinéma est devenu très vite à l’échelle mondiale une usine à rêves (Dreamworks, affirme par sa société de production de films Steven Spielberg), Georges Wilhem Pabst (Les mystères d’une âme, 1925), Alfred Hitchcock (La maison du docteur Edwardes, 1945) explorant parmi tant d’autres les arcanes des rêves.
Peter Szendy apprend probablement à son petit public que par son fusil photographique Etienne-Jules Marey, passionné par l’étude de la locomotion, parvint à montrer dès la fin du XIXème siècle ce que nul n’avait jamais vu jusqu’alors, soit le moment d’envol de l’homme comme de l’animal dans sa course.
La caméra nous agrandit, construisant « un regard qui n’a jamais été le nôtre avant l’invention du cinéma ».
Multipliant les exemples probants (Jeune et innocent, Les oiseaux, d’Alfred Hitchcock, Blow out, de Brian de Palma, La fièvre du samedi soir, de John Badham, La mouche noire, de Kurt Neumann), le conseiller à la Cité de la musique de Paris évoque le livre génial de Walter Murch sur le montage (En un clin d’œil), afin de faire comprendre à son auditoire que nous passons notre vie, par le clignement de nos paupières, à séquencer nos scènes, nos informations, et que, tel un Monsieur Jourdain du septième art, nous ne cessons de faire notre cinéma.
Les parents râlent, qui sont parfois bien plus comédiens que leurs enfants.

Peter Szendy, Faire son cinéma, collection Les petites conférences dirigées par Gilberte Tsaï, conception graphique et mise en page Elodie Cavel, éditions Bayard, 2025, 80 pages
https://livres.bayard-editions.com/livres/93982-faire-son-cinema/
