
« Car la culture grecque est un palimpseste, un texte de textes, et sous tous les textes, il y a : Homère. » (Barbara Cassin)
Chantons Hermès.
Chantons Ion.
Chantons l’enthousiasme.
En étudiant les vases – skyphos, oenochoé, amphore, lécythe, stamnos, péliké, canthare, cratère, hydrie, aryballe, pyxis – où sont représentées des scènes de l’Odyssée, à la Galerie Campana du musée du Louvre, Barbara Cassin a pensé Ulysse.
Invitée par l’instution parisienne, la philosophe et helléniste se rappelle le début de la Métaphyisque d’Aristote : « Tous les hommes désirent naturellement savoir. »
Dans le prologue de son ouvrage, L’Odyssée au Louvre, faisant suite à un cycle de cinq conférences données en 2023, l’auteure de Si Parménide (1980) précise quelques points importants : Homère n’existe pas – appelons-le la Grèce -, de même que le texte original, fruit d’une tradition orale – le plan de l’Odyssée est complexe, en anneaux -, écrit dans une langue que personne n’a jamais parlée (des hexamètres).
Dans la Grèce antique, toute forme humaine se présentant devant vous peut être un dieu.
Ce peut être par exemple Athéna, ou Poséidon.
Mais qui est Ulysse, s’appelant avec ruse face au cyclope Polyphème Personne (Outis), héros refusant l’immortalité offerte par la nymphe Calypso – étymologiquement celle qui cache, d’où apocalypse (révélation) – qui le retient dans ses bras sept ans ?
Qui est cet homme, ce tombeur, testé par les femmes (Nausicaa, Circé, Pénélope) au discours si habile ?
Peut-on être soi sans être reconnu ?
Jusqu’où errer ?
La nostalgie, dont Ulysse est le symbole, a-t-elle un terme ?
Richement illustré (Chagall, Rembrandt, Braque, Primatice, David Friedrich, Twombly, Füssli, Böcklin, Turner, Redon, Tischbein, Samba, Maurice Mathieu, Rops, Magritte, Daumier, De Chirico), L’Odysssée au Louvre rapproche l’ouvrage grec de l’épopée de Gilgamesh, le monstre Humbaba pouvant faire songer par exemple à Polyphème, ce géant contrevenant aux règles élémentaires de l’hospitalité.
Avec une grande pertinence, Barbara Cassin définit les Sirènes, ces tueuses, comme des Contre-Muses : « Au lieu d’ « enthousiasmer », de donner au poète, à l’aède, à l’auditeur, elles détiennent et elles figent. »
Face à ces vautours, Ulysse reste ferme, empedon, c’est-à-dire bien planté en son être : il ne se laisse pas déraciner.
Parménide apparaît ici, dialoguant avec l’Odyssée (fragment VIII du poème Sur l’Etre), trois siècles après son invention, le logos se liant ainsi au muthos : « Alors, immobile dans la limite de larges liens, il est sans commencement, sans fin, puisque naissance et perte sont dans l’errance au loin. la croyance vraie les a repoussées. Le même et restant dans le même, il se tient en soi-même et c’est ainsi qu’il reste planté là au sol [empedon], car la Nécessité puissante le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour, c’est pourquoi il est de régle que l’étant ne soit pas privé de fin. »
Ulysse serait-il donc, comme l’avance l’auteure ayant connu Heidegger au séminaire du Thor, le modèle de l’Etre, héros de la philosophie ?
Peut-on comprendre la langue des dieux ?
La philosophie est-elle un premier essai de traduction ?
Nausicaa est merveilleuse, mais Ulysse, ému d’entendre chanter sa gloire par Demodocos, veut retrouver sa Pénélope, repartant d’Ithaque après seulement trois jours de retour.
Eumée le porcher, son fils Télémaque, Argos le chien, Euryclée la nourrice, l’ont d’abord reconnu.
Pénélope n’y croit pas, ruse, mais le lit d’olivier, immuable, inamovible (empedon) les réunira.
L’errance ne s’arrête cependant pas là, il faut replanter, refonder, stopper, ficher une rame dans le sol, signe de stabilité.
Barbara Cassin cite Nietzsche : « Païens sont tous ceux qui disent oui à la vie, pour qui « Dieu » est l’expression de la grande approbation de toutes choses. »
Approuver la vie à partir de l’ancrage, figer la nostalgie, être Ulysse, un peu brigand, descendre aux Enfers, s’unir à son épouse, repartir pour rester.
Circé s’écrie : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Quels sont tes parents et ta ville ? Je m’étonne que tu aies bu sans être ensorcelé ! Car jamais un mortel n’a résisté à cette drogue. »
Eh oui, il faut être protégé.

Barbara Cassin, L’Odyssée au Louvre, avant-propos de Laurence des Cars, Flammarion/Musée du Louvre, 2024, 264 pages
https://editions.flammarion.com/lodyssee-au-louvre/9782080462411
